François Durif | Le 26, au Générateur
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Où je suis ? Je suis au Générateur. Le Générateur est une femme. Je suis une femme. Et depuis tout à l’heure, déjà une autre ! Une jolie fleur ! Faut que ça sorte ! Je ne suis pas résidente au Sacré-Cœur. Je suis résidente au Générateur. C’est depuis ma résidence Île-de-France que je vous parle, quelle chance ! Déjà, je ne fume plus depuis neuf mois, c’est rond ! Combien d’années de perdues dans ces ronds de fumée ?
Si je reviens de loin ? Il ne suffit pas d’aller très loin pour se perdre, vous savez. Je ne reviens pas non plus du royaume des morts. Je reviens de L’Autre Rive, c’est déjà pas mal, même si je ne suis pas sûr d’en être revenu tout à fait – j’ai bien peur d’y avoir oublié quelque chose. En tout cas, c’est sûr que je n’étais pas le même en sortant. Et aujourd’hui encore, je m’attends au tournant. Je me présente à vous, comme si j’étais encore croquemort. Décidément, ça vous travaille encore pas mal ces histoires de croquemort ? Douze ans après, c’est vrai que je n’ai toujours pas rangé la caisse d’archives de L’Autre Rive. C’est pour cela que je suis là ce soir, c’est pour m’en défaire, ou tout du moins, en faire autre chose – pas « ma » farine, pas non plus des confettis. La prochaine fois, peut-être. De toute façon, ce n’est pas ce soir que j’en finirai avec les remous intérieurs. Je me fais toujours du mouron, vous savez, c’est mon tempérament, si je m’écoute, ce n’est jamais le moment.
Ici mue. Ici remue. Ici s’accomplit une mue. Mine de rien. Comme si de rien n’était. Je m’en remets à vous. Je me surprends à vous parler comme si je vous connaissais depuis toujours. Si vous m’accordez votre confiance, tout devient possible. Je suis vivante. Je suis là où je suis – à ma place, à ma table, en train d’écrire ce que je suis en train de vous dire. Tout coïncide.
Quel jour je suis ? Je suis mercredi. Jour des enfants. Le mercredi, le steak haché est à moins de dix euros chez mon boucher. J’aime bien mon boucher. Je mange encore de la viande, désolé. Je ne mange pas que de la viande hachée. Je ne mange pas non plus de la viande tous les jours, faut pas exagérer. Je ne pense pas tous les jours au sort des animaux destinés à être mangés par les hommes, mais j’y pense de temps en temps, de plus en plus souvent, et un jour viendra, où je ne mangerai plus de viande, où je me contenterai de pain sec et d’eau croupie, tel l’artiste de la faim, le champion de jeûne, court récit de Kafka auquel je reviens souvent, parce qu’il décrit si bien la destinée de l’artiste contemporain, quand son numéro passe de mode, il a beau être au plus près de lui, au sommet de son art, avoir trouvé enfin la forme qui lui convient, à un moment donné, il se meurt dans sa cage, on ne compte plus les jours, on ne sait plus très bien ce qu’il y avait dans cette cage, elle semble abandonnée, et l’artiste de la faim, il ne lui reste plus que la peau et les os, il ne reste de lui que des lambeaux, il a vécu ici incognito, et un jour, hop ! balayé avec la paille ! Place à l’artiste suivant, il ne reste plus qu’à lessiver le sol et à changer la paille, des artistes, sur le marché des artistes, ça ne manque pas, ça ne mange pas que du pain, ça se bouscule au portillon, entrez, entrez, venez admirer le dernier venu, tant qu’il est encore frais, peau tendue, poil luisant, yeux brillants, museau humide, venez, venez, dévorez-le des yeux, ne le touchez pas, oui, il bande encore, mais, pour des énergumènes comme lui, il y a des endroits faits exprès, faits pour faire la chose illico presto, sans s’attarder, la besogne faite, s’en aller, déguerpir, laisser la place à d’autres, plus jeunes, plus beaux, mieux montés, plus généreux de leur personne, c’est un endroit tellement fait pour ça qu’il a parfois le sentiment de s’y rendre comme s’il allait à la salle de sport, il faut bien s’occuper de son corps, la chair n’est pas que triste, je n’ai rien lu encore, même si parfois ça rend triste de se sentir si seul avec son corps, autant serrer la corde autour du cou pour sentir sa queue se dresser, autant se retourner contre un mur et glisser comme une ombre le long des murs et éviter à tout prix de croiser son reflet dans la rue.
Quel jour je suis ? Je suis mercredi. Pour être plus précis : Mercredi des Cendres – et ce soir, je voudrais être le plus précis possible. Aussi ai-je bien choisi ma date. Pour ce que j’ai à faire ce soir, j’ai bien choisi ma date. C’est vrai, ça, je suis plus Mercredi des Cendres que Mardi Gras. Je suis plus un jour maigre qu’un jour gras, ça se voit ! Suffit de voir ma gueule, on dirait un curé. Et comme ce soir, je ne vais déballer que des histoires de croquemort-curé, eh bien, le jour des Cendres semble tout indiqué, jour opportun, moment propice, car, comme chacun sait, le Mercredi des Cendres, c’est jour de pénitence, et je ne sais pas pourquoi, mais depuis le début, j’ai tout de suite associé le mot « pénitence » à celui de « résidence », comme ça, comme si une résidence d’écrivain, c’était l’occasion de faire pénitence, d’évider la forme, de faire le vide, avant même de savoir quoi faire à l’intérieur de sa cellule, parce qu’un récit comme celui que je sens poindre ici, dans le cadre d’une résidence Île-de-France, c’est une construction de l’esprit, un croquemort, pas mieux, c’est aussi une construction de l’esprit, c’est dans ma tête qu’il se meut, se parle, s’ébat, Croquemort, c’est par l’écriture qu’il me revient de le ranimer, et de le faire tenir debout, et de lui tendre la main, et de le rendre plus aimable que méchant, nulle envie de noircir le portrait, de forcer le trait, d’appuyer sur le stylet. Debout ! Croquemort ! Je t’embrasse sur la bouche : ce que je te prends en grammes, tu me le rends en tonnes. Si nous entrions ensemble en carême, nous devrions nous adonner à la prière, à l’aumône, au jeûne, allons ! Si nous nous tournions vers lui, le Christ, si nous faisions tout pour nous unir à lui, par le corps et l’esprit, passer par les mêmes épreuves que lui, si nous faisions tout bien, nous n’aurions pas peur de jeûner les quarante jours requis, de traverser le désert, long moment de jachère, sans un mot, en n’égrenant que ceux appris par le corps, le cœur et l’esprit. Ainsi, viendra le jour où écrire sera forme de prière, écrire sera forme d’aumône, écrire sera forme de jeûne, et plus encore, écrire pour pouvoir mourir, mourir pour pouvoir écrire, et seul, renaître de ses cendres, s’en couvrir le visage, se rouler dedans, s’éloigner le plus possible de soi, se hisser hors de l’eau, se montrer dans une forme de dénuement, se confesser enfin, publiquement, pudiquement, en n’étant plus soi, en forant sa langue, la langue n’étant pas une matière inerte, sans vie, elle n’aimante pas forcément le mal, elle n’attire pas forcément à elle le bien, ce n’est pas non plus le désir de durer qui m’anime ici, c’est plutôt le désir de me consumer, le désir de faire fondre toute matière inutile, toute cette chair roussie, toute cette viande avariée, ces lambeaux qui pendent aux bras, allons ! Nettoyons tout cela, arrivons à cette architecture d’os blancs qui satisfait l’œil et l’esprit de celui qui est en deuil, ménageons en nous des vacuoles de silence et de solitude, ne faisons pas semblant d’être seuls, ne faisons pas comme si nous avions des tas de choses à nous dire, depuis le temps que nous ne faisons que dire la même chose, tournoyant autour de la taie d’un œil de croquemort. Mais, toi, compagnon, depuis que tu chemines à mes côtés, je me sens moins seul. Merci d’être là, fidèle, sans attente, aimant.
Et vous, n’oubliez pas que c’est depuis L’Autre Rive que je vous parle, vous dis « bonjour », vous salue de la main, c’est depuis l’étendue nue d’un désert que nous vous regardons, Croquemort et moi, car, il n’y a pas meilleur endroit pour rencontrer son frère, son semblable. Aussi fragiles l’un que l’autre. C’est lui qui m’invite à accueillir la fragilité qui est la mienne, semblable à celle de n’importe qui. C’est pour ça que nous cheminons ensemble. À chacun son dieu personnel. C’est pour regagner confiance que je suis ici : confiance dans la vie, et, au nom de la vie, confiance dans la mort. C’est pas un truc de pédé. C.q.f.d.
Ici remue, le 26 février 2020 au Générateur.