Je l’ai vu (le Prix Nobel)

Je suis chercheur au CNRS, ma fin de carrière approche. Comme tous les ans, je m’amuse en cette saison à faire semblant d’attendre à côté de mon téléphone, que ça sonne, et qu’une opératrice me passe le président de l’Académie Royale des Sciences de Suède. Mais non, comme chaque année, comme chaque jour, je me lève difficilement, écrasé de fatigue, avale un petit déjeuner succinct et vais prendre mon RER de Banlieue : « le trafic est perturbé, nous allons stationner quelques minutes en gare pour régulation ». J’attends en essayant coûte que coûte de me dégager d’une fille qui, si ça continue, va avoir ses fesses aplaties contre ma main droite, et je ne veux pas finir au poste.

Il y a des grèves cette semaine. Je me rends malgré tout au laboratoire pour préparer une importante conférence. Très importante. Je vais parler dans le grand auditorium de la Cité des Sciences à des enfants de banlieue, qui vont venir par cars entiers assister à « Ma première conférence », c’est le titre du programme. 300 enfants de 6 à 8 ans. Je me sens écrasé par la responsabilité, ou alors par une trouille bleue. Déjà que je ne sais pas comment elles font les maîtresses pour en garder vingt, comment je vais faire moi, vieux chercheur fatigué, face à trois cents monstres.

J’arrive au laboratoire, devant le bâtiment, des représentants de la CGT distribuent des tracts, « nous exigeons la retraite à 60 ans, une augmentation de 10% de tous les agents de la fonction publique, l’indexation d’office sur l’inflation de tous les salaires, la titularisation de tous les précaires… ».

Je pense à ces enfants que je vais retrouver à la Villette. Je n’aurai jamais le Prix Nobel, c’est fini, ma carrière est derrière moi. Mais là, dans ces trois cents enfants, qui sait s’il n’y a pas Marie Curie, une petite Marie Curie de banlieue qui découvrira pour la première fois ce qu’est la science. J’ai pris soin d’ajouter des photos des laboratoires, des jeunes chercheurs à la paillasse, des microscopes et des ordinateurs, pour que ça leur fasse envie. J’ai glissé subrepticement une photo d’une étudiante qui porte le voile, pour n’exclure personne. Et qui sait, une petite musulmane mal intégrée captera peut-être qu’elle est la bienvenue ici, et que oui, elle aura sa chance, tout est possible.

Je finis ma présentation en allant chercher sur le web une photo de Louanne et de Squeezie, pour illustrer des mammifères et la formation du corps humain. Dans mes précédentes présentations je montrais Alain Delon et Audrey Hepburn, des trucs de vieux ; mais là il faut séduire, ils ont six ans, j’ai demandé à ma fille qui mettre elle m’a dit : « tu mets Louanne et Squeezie ». Je sais vaguement qui est Louanne, Squeezie –jamais entendu parler- ah un gars qui fait 500 millions de vues sur internet par mois. Je me sens vraiment largué.

Je soigne ma présentation, j’ai mis autant d’animations que je pouvais ; je suis allé chercher des images de Pixar. Ça va être chouette, je ne sais pas où il ou elle est, le ou la futur.e Prix Nobel, celle qui prendra ma place au CNRS, et qui dira un jour, au moment de recevoir le fameux prix, « ce qui a décidé de ma vocation c’est une conférence faite par un chercheur, il y a longtemps, j’avais six ans je crois, je ne sais plus son nom, c’était chouette ».

Je ne sais pas qui il est, mais je sais qu’il est là et je le vois, ce petit enfant de six ans impressionnable, malléable, qui écoutera pendant que les autres chahuteront, qui regardera les films d’embryons, qui sera fasciné par les microscopes et les ordinateurs et qui, les yeux pleins de lumières se dira « je veux faire ça ». Et s’il n’y en a qu’un, qu’un seul, je n’aurais pas préparé tout ça pour rien, je pourrai prendre ma retraite le cœur léger, passer le relais en me disant, j’ai échoué, mais pas complètement, un enfant va prendre ma place, je l’ai vu, il était là.

Il est bientôt 14 heures, je me prépare à entrer sur scène ; tout est prêt. J’ai peur d’avoir le trac. Sur mon téléphone je fais passer une image de manifestation, Annie Ernaux tient le bras de Jean-Luc Mélenchon. Deux cents ans à eux deux. Je me passe la main dans les cheveux, j’ai eu la force de me raser et de mettre du Guerlain. Faut pas aller présenter la recherche à trois cents enfants en tenue de CNRS, pull à col roulé, veste en velours à grosses côtes, barbe de six jours.

Le téléphone sonne.

−Monsieur Fleury ? Bonjour, c’est Lise de la Cité des sciences. Je suis désolée, mais il n’y a pas d’essence en banlieue. Les cars n’ont pas pu faire le plein. Ils ont tous annulé. Il y a quelques enfants du quartier qui vont venir à pied. Est-ce que vous venez quand même ?

−Ah.

Je réfléchis.

−Oui, je vais venir quand même, même s’il n’y a que quelques enfants.

−Merci, à toute à l’heure alors. Ça commencera avec une demi-heure de retard, le temps qu’ils viennent à pied.

−D’accord, à toute à l’heure.

Je sors prendre un sandwich. Je marche dans la rue la tête vide. Je me dis que c’est foutu, tout est foutu, pays de merde.

Et je me reprends, car je sais qu’il sera là, même s’ils ne sont que dix, même s’ils ne sont que cinq, même s’il n’y en a qu’un seul.
Il est là.

20 octobre 2022
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