Je le revois (le facteur qui a sonné deux fois)

En rangeant quelques caisses, je suis tombé sur un carton « Fictions anciennes » qui m’a intrigué. Je l’ai ouvert et j’ai trouvé dedans des inédits de mon épouse, Yun Sun Limet. Un tapuscrit complet intitulé « Seuils », qui est un recueil de nouvelles que je ne connaissais pas, datant du début de notre vie commune, et un manuscrit complet composé de deux cents feuillets manuscrits. Je me suis empressé de les mettre de côté proprement, afin de les regrouper avec d’autres inédits qui seront sûrement publiés un jour. Et tandis que je referme le carton, commence à trotter dans ma tête la petite musique d’une préface que je pourrais écrire : « Ecrivain Belge d’origine Coréenne, Yun Sun Limet est décédée à 51 ans d’une longue maladie, en laissant une œuvre inachevée… ». Je m’interromps et reprends dans ma tête ce brouillon, non : « Ecrivain Franco-Belge, Yun Sun Limet est décédée à 51 ans ». Et tandis que mon cerveau cherche les mots pour la présenter au mieux, soudain je le revois, le facteur qui a sonné deux fois.
C’était quelques jours ou semaines après sa mort. J’étais chez moi, écrasé de chagrin, faisant comme un automate quelques gestes simples, comme laver une assiette ou jeter de vieux médicaments, avec cet instinct de survie qui me commandait de faire un minimum vital. On sonna à l’interphone. J’allai ouvrir, c’était un facteur qui apportait un courrier recommandé. Je signai le bordereau et laissai le facteur partir, puis j’ouvris la lettre. C’était un courrier du Premier Ministre Edouard Philippe adressé à ma défunte épouse. Le courrier l’informait qu’elle venait de recevoir la nationalité Française, mais que cependant il restait une dernière épreuve ou cérémonie : elle devait se rendre à la mairie du 13e arrondissement, pour chanter la Marseillaise et être adoubée par le préfet ou le maire du 13e, je ne sais plus, dans les salons d’honneur de la mairie, où serait servi un verre de l’amitié pour l’accueil dans la communauté nationale des nouveaux naturalisés.
Et il est vrai que Yun avait voulu devenir française. Elle avait engagé la procédure depuis de longues années. Cependant, originaire de Corée, adoptée en Belgique après ses premières années passées dans un orphelinat de Séoul, les démarches étaient semées d’embûches, dans une France déjà très sourcilleuse sur les naturalisations. De surcroît, après son arrivée en Belgique, sa date de naissance avait été changée suite à quelque radiographie faite par des médecins qui avaient constaté qu’elle n’avait pas l’âge figurant sur son état civil. Je crois qu’en Corée, la date de naissance n’est pas la date de naissance mais celle de conception, ou quelque chose comme ça, ce qui induit un écart d’un an entre l’âge au sens occidental et l’âge au sens Coréen. En tout état de cause, une décision de justice avait été nécessaire pour modifier l’acte d’adoption, ce qui avait beaucoup retardé sa naturalisation en France, le juge demandant une copie certifiée avec apostille des extraits de naissance coréens etc.
Ainsi donc je me retrouvai avec ce document signé d’Edouard Philippe, accompagné d’une copie intégrale de la Marseillaise à apprendre par cœur. Le notaire m’avait indiqué un jour que les courriers des personnes décédées devaient être retournés à l’expéditeur. Je refermai donc le courrier, barrai l’enveloppe d’un « retour à l’expéditeur destinataire décédée », et renvoyai le courrier au Premier Ministre, en me disant que bon, c’est ainsi, la mort implique une extinction de toutes les actions, Yun ne pourrait certes pas aller chanter la Marseillaise à la mairie.
Les jours passèrent, le printemps 2020 arriva. Et ce fut la pandémie. Chacun se souviendra que la France entière fut confinée au mois de mai. Peu avant le confinement, j’étais chez moi lorsqu’on sonna à l’interphone. C’était une nouvelle fois le facteur, apportant un courrier recommandé. J’ouvris la porte, le facteur, que je reconnus comme étant le même facteur qui s’était présenté quelques mois auparavant avec le courrier d’Edouard Philippe, me tendit la lettre recommandée et le bordereau à signer, en prenant soin de se tenir à distance. Je reconnus immédiatement une lettre officielle imprimée d’un République Française en lettres cursives. Elle était adressée à Yun Sun Limet. L’enveloppe avait le même format A4 exactement que le courrier précédent l’invitant à aller chanter la Marseillaise à la mairie, le poids semblait être le même. Je regardai le facteur et lui dis d’un ton péremptoire :
— Mais non, c’est pour mon épouse qui est décédée. Pourquoi ils insistent ? Il faut le retourner à l’expéditeur.
Le facteur me regarda d’un air surpris et me dit :
— Ah mince, écoutez ça m’arrangerait que vous preniez la lettre, vous ne voulez pas la prendre quand même ?
Machinalement et par lassitude, je signai le bordereau et pris la lettre, en me disant, à quoi ça rime de la relancer, puisqu’elle est morte, ah là là l’administration, c’est du harcèlement.
Je crois que l’enveloppe est restée quelques temps comme ça sur le piano. Et puis un jour me décidant à la renvoyer ou la jeter, je pris l’enveloppe et l’ouvris.
Et je fondis en larmes, comme je pleure à cet instant en écrivant ces lignes. C’était à nouveau un courrier du Premier Ministre Edouard Philippe, informant ma défunte épouse qu’en raison de la pandémie de Covid 19, les cérémonies à la mairie du 13e au cours de laquelle elle devait se voir naturalisée française avaient été annulées pour des raisons sanitaires, et que la nationalité française était accordée directement sans avoir à aller chanter la Marseillaise. Yun Sun Limet était donc bien devenue Française, par la grâce du Covid 19.
Passé un instant d’abrutissement, j’appelai le notaire, pour lui demander si c’était valable que quelqu’un devienne français Post Mortem. Il me fit lire les courriers au téléphone, puis me dit que oui, c’était valable.
Ainsi, née Coréenne et morte Belge, Yun Sun Limet est devenue Française dans l’au-delà. Je ne sais si jamais quelqu’un a connu pareil destin.