Je le revois (Roman Polanski)
Ce matin on interrogeait une femme politique pour savoir si elle irait voir le film « les Amandiers », dans lequel il est question de Patrice Chéreau, et de ses élèves au dit théâtre, dans les années 80. La féministe interrogée répondait qu’elle n’irait pas voir ce film car elle n’a [pas envie d’aller voir un film dans lequel joue un acteur qui est accusé de viol et de violences conjugales]. On pourrait discuter de la punition infligée à tous les acteurs, réalisateurs, producteurs, pour les crimes ou délits commis par un seul acteur, et d’ailleurs, encore faudrait-il que les faits soient avérés, et l’acteur en question condamné, avant de condamner tous les autres avec lui. C’est l’éternel débat autour de la séparation de l’œuvre et de l’artiste : Céline collabo, Godard antisémite et Polanski. Polanski ? Je prononce son nom dans mon cerveau et tout à coup, je le revois.
C’était un matin d’automne. J’étais arrivé au laboratoire tôt comme un lundi, pour surveiller mes embryons. Les week-ends sont bien longs pour les embryons, si on ne passe ni le samedi ni le dimanche pour les ventiler, rafraîchir les milieux, vérifier l’oxygène (et il est vrai que je viens souvent le week-end au labo pour ça). J’étais donc arrivé relativement tôt, et les couloirs étaient assez déserts.
Alors que je marchais dans le couloir du 7e, après avoir emprunté la passerelle métallique assez étriquée, façon Costa Concordia, j’entendis Laurent, un collègue, me héler : « T’as pas un truc à montrer, j’ai des visiteurs ». Dans les laboratoires, il y a souvent des visiteurs, et on cherche toujours un « truc » à leur montrer. Les trucs du moment changent au gré des thématiques, il fut un temps où on allait toujours voir la machine à fabriquer des dunes de sable, avec des vrais sables de tous les déserts du monde dedans, d’autres fois les fontaines à jets d’eau oscillants ou les cornets à ultra-sons émis à travers des mousses isolantes, souvent aussi les élevages de méduses qui, en plein Paris, sont une curiosité presque pas légale.
Je ne sais si Laurent m’avait hélé faute de mieux, ou si mes embryons commençaient à se/me faire connaître, en tout cas j’avais de quoi occuper des visiteurs quelques minutes avec des embryons développés en culture dite « shell-less », et si vous ne retenez que ça ce sera déjà bien. Il s’agit de cultures embryonnaires dans des nacelles en plastique qui permettent d’obtenir des images plus propres que si on observait l’embryon in vivo. C’est un dispositif assez standard en biologie, qui a le seul inconvénient de demander pas mal de surveillance, les embryons n’étant plus à l’abri dans leur coquille, car il s’agit d’embryons de poulet, au cas où cela vous aurait inquiété.
Je me rendis donc dans ma salle de manip, pour surveiller mes embryons, et attendre que Laurent passe me voir avec ses visiteurs. J’entendis quelque bruit à la porte, on venait d’entrer et Laurent me remit les visiteurs avec le message habituel qu’il repasserait les prendre dans quelques temps (parce qu’on n’a pas que ça à faire tout de même). Mais en me retournant pour voir la tête de mes visiteurs je fus comme saisi d’une surprise que j’eus toutes les peines du monde à contenir. Il y avait ainsi devant moi, ce lundi vers 8h30 devant mon incubateur à embryons, un jeune homme qui aurait pu être un étudiant, un monsieur d’un certain âge qui aurait pu être son père, et un troisième monsieur, très âgé, petit, mal fagoté, qui aurait pu être Roman Polanski. Sauf que, évidemment, il n’y avait aucune raison pour qu’un lundi matin à 8h30, Roman Polanski entre dans ma salle de manip au 7e étage du bâtiment Condorcet de l’Université de Paris-Diderot.
Tandis que je sortais les embryons et marmonnais quelques explications, mon cerveau se mit à travailler en multi-tâches essayant de comprendre le sens de cette situation. Une petite voix intérieure me répétait, « bon, ça ne peut pas être Roman Polanski, donc, réfléchissons, le jeune mec, là, ça doit être un étudiant qui cherche un stage le mi-vieux ça doit être son père, qui doit être un copain de Laurent, et ils sont venus avec Papy pour le sortir un peu de son EPAHD ; doit y’avoir un gars à Drancy ou Bécon-les-Bruyères qui est le sosie de Polanski, et on le fait chier avec ça depuis toujours. » Voilà en gros ce qui me passait par la tête, tandis que j’expliquais à haute voix les expériences en cours sur le système vasculaire de la membrane Chorio-Allantoïque.
Sauf que, soudain le Papy de Bécon-les-Bruyères en survêt mal fagoté se mit à me parler avec un délicieux petit accent polonais ce qui provoqua dans mon cerveau quelque chose comme une dislocation cognitive, la partie férue de banlieues à maison de retraites voulait à tout prix défendre cette idée, mais ma raison me dictait qu’un sosie de Polanski, parlant avec l’accent polonais, ben ça devait être Roman Polanski.
Je passais donc encore une demi-heure dans cet état second, répondant aux questions de mes visiteurs, avec dans le cerveau un conflit neuro-végétatif au bout de laquelle ou au bout duquel Laurent revint benoîtement récupérer ses visiteurs comme si de rien n’était. Je les accompagnai à la porte de la pièce, et les laissai partir. Et tandis qu’ils s’en retournaient dans le couloir vers la machine à café, les portes s’ouvraient dans leur sillage, Marc, Valentin, ou Michaël passant la tête pour me demander : « Tu causes avec Roman Polanski depuis une heure, c’est quoi ces conneries ? ».
Et en effet, les bras ballants et les yeux écarquillés je leur répondis : « je n’en ai strictement aucune idée ».
Je passai le reste de la journée à essayer de voir Laurent, mais sans succès, il s’était évanoui comme un fantôme, emportant avec lui Roman Polanski, devenu aussi invisible que les personnages du Bal des vampires dans le miroir. Les jours passèrent sans que je n’aie de réponse et je finis même par croire que j’avais rêvé, tout cela n’était qu’un songe de mythomane. Au bout de quelques jours, le directeur du laboratoire m’appela pour demander à déjeuner ensemble, « y’a des trucs à discuter ».
Nous nous rendîmes donc au Dupont Café casser une croûte, et la première chose qu’il me dit en s’asseyant fut :
— Ça va le labo, rien de spécial ?.
Je répondis :
— Non, rien de spécial…ah si, y’a eu un truc bizarre, lundi matin à 8h30, je sais pas pourquoi, y’a un gars qui ressemblait à Roman Polanski qui s’est pointé dans mon labo, c’était très bizarre. Il a regardé des embryons au microscope et tout et tout.
Le directeur du laboratoire poussa une sorte de cri :
— Ah ! Polanski !
J’en fus tout étonné :
— C’était vraiment Polanski ? Mais qu’est-ce qu’il foutait là ?
Et j’eus ainsi mon explication :
— En fait la femme de Laurent est avocate, elle s’occupe des biens spoliés aux Juifs par les nazis, dans ses clients et amis, y’en a un qui connaît Polanski, Polanski voulait visiter un labo pour des repérages, le gars lui a dit qu’il connaissait un chercheur, que le mari d’une de ses amies travaillait dans un labo, et du coup ils sont venus visiter le labo.
— Ah c’est pour ça. A 8h30 au fond du couloir en 714A, ça paraît tellement improbable.
— Je lui ai dit que c’était d’accord, mais à condition qu’il ne rencontre aucune femme.
— Aucune femme ? Comment ça ? Ne me dis pas que tu as peur que Polanski sodomise une chercheuse dans un labo ?
— Mais non, c’est pas ça, t’es con. J’avais peur que les nanas organisent une manif sauvage et le foutent dehors.
Voilà donc toute l’histoire. Cependant, s’il est fréquent que les huiles du CNRS, voire parfois un ministre, passent dans les laboratoires (à ce sujet je me rappelle du directeur du laboratoire qui voulait profiter de la venue du ministre pour faire réparer les toilettes, et qui avait appelé les services techniques en essayant de leur faire peur : « Imaginez que le ministre veuille aller aux toilettes pendant la visite », ce qui avait eu pour effet de faire se déplacer un technicien qui avait étendu en travers de la porte un gros scotch zébré rouge et blanc avec la mention accès interdit), il est en revanche rarissime qu’on voie passer des vedettes du calibre de Roman Polanski.
C’est pourquoi, et comme c’est bientôt Noël, je me permets de suggérer aux forces occultes qui se sont organisées pour amener Roman Polanski jusque devant moi dans ma salle de manip pendant une heure, la liste suivante :
– Virginie Effira
– Juliette Binoche
– Laura de Traps
– Caroline Fourest
– Sandrine Rousseau
– Steven Spielberg
– Clint Eastwood
– Daniel Auteuil
– Benjamin Pavard
– Dany Brillant
J’attends de les y voir.