Jean-Jacques M’u | La dette

« Sans lettres » disait toujours Maman pour dire leur niveau d’instruction, Papa et elle. De fait, d’une guerre en Espagne à une autre en France, leurs vies se traînaient, analphabètes et illettrées. Dans la terre d’accueil, les conditions de leur refuge s’étaient peu à peu construites en les assortissant pour l’essentiel de nombreuses obéissances empressées qu’il leur semblait plus prudent d’anticiper. Souvent, mais dans une moindre mesure, s’imposait à leur couple une parfaite ignorance des codes. Les attentes qui leur étaient formulées leur semblaient plus commodes pourvu que ce soient des injonctions qui ne se comprennent pas plus que ça. Trop compliquées pour de simples gens comme nous. Les regards que ces deux-là échangeaient devant l’adversité qui les admonestait montaient d’autant plus vers les airs ahuris que leur protagoniste sortait de leur champ d’expérience.

J’ai assez entendu leurs discussions sous le toit familial pour affirmer aujourd’hui sans déformer la réalité que ma famille tenait l’école comme un mal nécessaire. Leur imaginaire fabriquait un ordre formidable venu d’on ne sait où clouer des heures entières les élèves sur les bancs. À preuve la fixité des bustes derrière leurs pupitres. À preuve, ces lissés brillants sous leurs fonds de culotte : jour après jour la trace de leur place en classe ne pouvait qu’effacer les soins de la maison, l’écharpe de laine effilochée, l’étoffe écrasée des habits, le manteau déformé par l’anse du perroquet mural. Papa s’était laissé convaincre que le maître ou la maîtresse passait de sa chaire au tableau avec le pouvoir phénoménal de rendre facile ou laborieux l’avenir de leur progéniture en posant des questions redoutables auxquelles il fallait répondre convenablement, autant dire poliment et avec respect. Il préférait ne pas savoir ce qui se disait en classe, et s’en reportait à ce que lui en rapportait Maman. Quand on a connu dans son enfance avec la guerre, la misère, la peur, les maladies et la mort, les brimades et les vexations, on ne rêve qu’une chose pour ses enfants : que leur sort échappe au nôtre.

Les enfants ne savent pas ce qui fera leur bien une fois grands, c’était le credo des parents. Et si le bonheur futur de leurs gosses devait se gagner comme ça, à travailler l’écrire le lire et le compter sur un banc pendant des jours et des jours étirés sur des années, après tout, en passer par là était toujours moins pénible que le champ ou l’usine, pardine ! « Au moins, nous, ce sera pas pour rien qu’on se tuera à la tâche, et, même, on fera bonne figure si c’est que de ça. Puisque tous autour font pareil, nous, on fera pas différent ! ». Le couple parental tenait par la foi du charbonnier.

« Assez discuté, voisins, voisines, et que passe ce qui se passera, nous, on se passera de leurs bras, aux mioches, on s’y fera ! si c’est pas une misère ! on en aurait pourtant besoin ici, ménage, couture, bricolage, lavage, repassage, le travail manque pas, l’argent sí ! Mais les sacrifices ça nous connaît ! Alors, par force s’il le faut, la descendance va étudier le soir chez nous, pourvu qu’elle nous ramène de bonnes notes pour plus tard comme nous, notre salaire à la sueur de notre front au jour d’hui ! leur merci nous viendra plus tard, voilà tout, avec la reconnaissance, allez ! du temps, on en prendra. Juste qu’il faut ce qu’il faut. »

On comprend avec l’âge ce qu’on a appris jeune !

J’étais l’aîné de notre génération, la première génération dans ce pays. Jusqu’à mes six ans, nous avions vécu dans un mas tenu en métayage par le grand-père paternel. Naissaient à la ferme les sœurs, le frère, les cousins, les cousines ; sous l’œil vigilant et bienveillant des tantes et des oncles, on y parlait plutôt catalan qu’espagnol, et plutôt espagnol que français. Nos enfances poussaient tranquilles, entre bêtes et parentèles, jeux, repas et sommeil, rires et pleurs, chamailleries et réconciliations. Et, soudain !

Rentrée 1958, on déménageait. Nous quittions le mas. Papa a lâché les travaux des champs pour ceux des constructions de bâtiments, il a conduit un camion. La famille s’est installée ex-abrupto dans un village, Le Soler, huit kilomètres plus loin, 2 000 foyers à l’époque. J’ignorais tout. Tout ! Les jeux plastique et les revolvers bang-bang m’effrayaient tant que je piquais de véritables crises de nerfs quand un garçon pointait son canon vers moi. Les moqueries des uns et des autres, mes vexations farouches en réaction débouchèrent sur une hostilité réciproque. Et tenace, reconduite de maldonnes en revanches et de provocations en représailles…

À trois ans de moins que moi, mon frère se rendrait à la maternelle de garçons, mes sœurs à celle des filles. Je n’avais jamais vu (ni pu imaginer) ce qu’était une salle de cours. Mes parents ne savaient pas davantage. Nul ne m’en avait parlé, je n’étais pas préparé, si peu que ce soit. Aucun camarade à l’école ou au village. Cet isolement ne me permit pas de saisir les instructions de l’instit’ ; tout me manquait et je manquais tout ! en dépit de mes efforts de répondre aux consignes, la fin de cette première année établit que je devrais redoubler. Une certitude : je n’avais rien appris. Et rien ne permettait de supposer que je pouvais avoir compris quoi que ce soit.

L’été s’écoula par-dessus, je cogitais l’amertume d’improbables revanches… À la rentrée suivante, c’est à l’école que ma mère trouva du travail : bonne à tout faire, nettoyer et ranger appart’s de fonction et salles de classe. Notre nouvel instit’, Monsieur Blanc, était un homme âgé en fin de carrière. Affable et patient, sa pédagogie consistait à dire d’avance ce que nous allions faire et comment nous le ferions. J’avais déjà fait l’an passé, je savais refaire ; aussi commençait-il à douter du bien-fondé de mon redoublement.

Septembre dans les villes du midi est une fête de lumières. J’étais placé dans le rang le plus proche des grandes fenêtres qui longeaient la cour de récré. Sur ces carreaux, larges et hauts, tous les matins, des heures durant, les traits du soleil dardaient d’une lueur criarde. Je ne tardais pas à me rendre compte que, depuis son bureau et devant le tableau, le maître nous voyait à contrejour. Je ne me souviens pas, mais je crois aujourd’hui que j’ai bien dû auparavant tenter quelques expériences pour vérifier qu’il nous distinguait mal quand il regardait dans notre direction. D’où, sinon, aurais-je tiré cet aplomb pour, quand il nous a parlé d’alphabet, me lancer à crier

« Moi, je sais, Monsieur, je sais, je sais ! ».
M. Blanc se trouvait interrompu par ma sortie au moment où lui-même répondait à des élèves qui lui avaient demandé s’il leur apprendrait l’alphabet :
…“ Non, mes enfants, pas avec moi, vous verrez l’alphabet l’an prochain…
…“ Mais je sais, Monsieur !
…“ L’alphabet, Masot ? Impossible, même un redoublant. Nous, au cours préparatoire, on voit les lettres, comment elles s’écrivent, mais pas…
…“ Je sais, Monsieur, je sais !
…“ Qu’est-ce que tu sais, toi ? s’impatientait l’homme du savoir.
…“ Je sais !…

Et je me lançais !…

Existe-t-il encore de ces cahiers de brouillon ? Ils arborent des couleurs uniformes inspirées des sept de l’arc-en-ciel, et leur revers est constitué, pleine page, d’une grille des neuf premières tables de multiplication, avec, sur deux plus discrètes lignes en-dessous, une portée alphabétique en lettres majuscules d’imprimerie, suivie d’une autre en bas-de-casse. Par la coopérative à laquelle adhéraient les parents d’élèves, il y en avait profusion à bon prix. Au contraire du cahier de classe, réservé aux travaux plus soignés comme les exercices d’entraînement ou les rendus de devoirs, que corrigeait, annotait et notait l’enseignant, le cahier-brouillon comme nous l’appelions était à nous, nous en disposions. Librement.

Incidemment, je crois même que l’élève pouvait disposer d’un stock à soi dans la limite des « images » à la disposition de chacun selon ses résultats. Il devait gagner une image, autrement dit « un bon point » consistant en un carton illustré, chaque fois que son attitude ou sa réponse donnait satisfaction à l’en-seigneur. En miniature, les règles scolaires nous conformaient aux relations sociales ; du métaphorique jeu des gratifications dans sa sphère d’évolution, l’éducation nationale nous préparait aux règles de la nation. Ainsi, à notre insu, se voyait-on initié par mimétisme aux fonctionnements extérieurs de la vie en société. Calquées sur le modèle paternaliste ambiant, ces tractations s’instillaient, l’air de pas y toucher, dans les foyers tenus de se plier aux exigences généralisées, sans guère d’autre recours que contester d’infimes modalités. Mon père, d’ailleurs, aurait-il su ces méthodes, il se serait récrié contre le bourrage de crâne, le conditionnement, l’endoctrinement ou la propagande. Puis il aurait bu. Un coup avec les copains aide à mieux supporter l’impuissance de sa colère !

Depuis les semaines de cette rentrée, ma conduite muette m’avait permis de constituer une provision passablement abondante de ces images, à partir de quoi j’avais pu me procurer un exemplaire du cahier-brouillon (je les ai toujours choisis rouge parce que mon père nous disait qu’il était un rouge), et, quand personne ne s’occupait de moi, je m’y exerçais à volonté au tracé des lettres, des frises ou du gribouillage. En toute liberté.

Le contre-jour que marquait ma silhouette aux yeux du maître de l’art ne lui permettait pas de distinguer mon manège : debout au-dessus de ma table, je fixais en effet subrepticement le dos de mon cahier-brouillon en proférant à voix haute les vingt-six lettres que j’y lisais, anônnant à la façon de n’importe quel imbécile les récitant de mémoire. Ébloui autant que surpris de ma prestation, Monsieur Blanc fut convaincu que je savais l’alphabet. Par cœur ! c’est ce qu’il dit à ma mère, en exagérant sans doute le ton de sa révélation pour mieux atteindre l’esprit de la pauvre femme, laquelle n’avait pas la moindre idée de ce que pouvait vouloir dire savoir par cœur, par rate ou par bile. Ne saisissant pas la portée de l’exploit supposé de son fils aîné, elle demandait, incrédule :

« Et alors ? qu’est-ce que je fais, maintenant ?
…“ Maintenant ? Maintenant ! Mais, mais, achetez-lui donc un dictionnaire !
…“ Un quoi ? Où est-ce que je vais pouvoir trouver ça, moi ?
…“ En ville, dans les grands magasins, allez aux Nouvelles Galeries, avec la rentrée, ils doivent faire des promos sur les Larousse. »

Ma mère enregistra dans sa tête les précieuses indications de l’homme de science et, après consultation du père, il fut décidé qu’on retirerait quelques billets de la boîte en fer blanc où s’entreposait l’argent des en-cas familiaux.

Nous prîmes l’autobus pour la ville. Je voyais pour la première fois ces bâtiments, leurs hauteurs, leur décorum, les lumières, les parfums… Maman se fit indiquer le rayon librairie, et là, à une vendeuse, elle me désigna fièrement en lui déclarant : « Pour mon fils qui sait lire, il faut La Rousse, s’il vous plaît. » De bras tendus en doigts pointés, la succession des indications nous conduisit au rayon L.I.B.R.A.I.R.I.E. J’en restais le souffle coupé, sur une table qu’une vendeuse en tablier rose nous indiquait, le volume, plus épais que ceux qui l’entouraient, contenait des pages roses au milieu, et sa couverture arborait une tête de femme en bonnet phrygien « Elle sème à tout vent !… » épiloguait la vendeuse pendant que moi, estomaqué, je le feuilletais avidement.

À la caisse, Maman remit, je crois bien, l’entièreté des billets qu’elle avait rangés dans son porte-monnaie. La honte me saisit. Mes parents me félicitaient, ma famille se privait pour moi, pour une triche, un mensonge, un canular ! Comment pourrai-je jamais rembourser pareille dette ? Lire ? écrire peut-être ?

À ce jour remonte le fait que je me suis mis aux écrits. Plus facile, je croyais.

1er février 2024
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