Jérémy Liron | C - comme Claire Chesnier et la chute
« Nous tombons. Je vous écris en cours de chute. C’est ainsi que j’éprouve l’état d’être au monde ».
René Char
On attrape toujours l’histoire par le milieu. Le monde préexiste à votre éveil, se poursuit, s’étend, au-delà de ce qu’une vie peut atteindre. Nous n’en sommes que passagers. Déjà il nous dépasse, s’étendant dans toutes ses dimensions, à perte de vue, et pourrait-on dire, à perte de sens ou de compréhension.
Si nos bords se déchirent ou subissent une sorte de couperet, l’espace et le temps, dans l’intuition que nous en avons, se perdent dans les lointains sous la forme d’un dégradé : une forme d’infini.
Autre chose (semblable, mais peut-être liée davantage au sentiment d’une époque) : la sensation de s’éveiller au beau milieu d’une chute.
Évidemment, le récit biblique joue ici le rôle d’une mythologie, se saisissant peut-être du sentiment et comme pour l’expliquer ou l’apprivoiser. Mais ce n’est pas d’une trahison, d’une faute, d’un péché et d’une forme de punition ou de pénitence dont je veux parler. La chute que je ressens, dans laquelle je me sens chuter, viendrait plutôt d’une absence de récit, du sol qui se dérobe sous vos pieds. Comme dans ces dessins animés où le personnage, précipité dans le vide par je ne sais quel événement, au cours d’une course-poursuite, continue d’abord de marcher comme si de rien n’était par-delà le parapet, au beau milieu du ciel, et que c’est la conscience qu’il a soudain d’être au milieu du gué qui le précipite. Voilà : les anciens récits qui faisaient pour nos consciences et pour nos gestes une forme de socle, un point d’ancrage, une main-courante, un lieu, se sont défaits. Le passé ne nous concerne plus, pris dans des teintes naïves. L’avenir peine à trouver une forme intelligible. L’époque est soumise à un épochè. Une forme de suspens du jugement face à un dilemme, une issue indécidable. Et depuis nous chutons d’être sans perspective. Nous chutons à l’intérieur même de notre chute, indéfiniment. Le monde rassurant de nos insouciances, celui que nos parents avaient formés pour notre enfance, celui des générations précédentes, s’est défait avec la naissance de notre conscience. Les décors sont tombés. Nous ont laissé nus de tout.
La sagesse populaire persiste cependant : « le plus dur, ce n’est pas la chute, c’est l’atterrissage ». Et Lacan : « le réel c’est quand on se cogne ».
Ainsi, le temps étiré de la chute est un refuge aussi. Une forme de parenthèse, de mise en suspens. « Jusqu’ici ça va ». La chimie du corps, comme celle de l’alcool, sait fabriquer ce voile d’euphorie légère qui court-circuite toute pensée et abolit le temps, efface l’idée même de lendemain à la faveur d’un présent continu. C’est ce qu’un jour dans un entretien Michel Houellebecq compara à l’expérience de l’aquaplaning : « expérience très inquiétante mais merveilleuse », disait-il. « Pendant un moment, qui peut être long, on est sur une trajectoire parallèle au monde. »
Au Japon, on nomme hikikomoris cette génération d’adolescents et jeunes adultes qui ne quittent plus leur chambre, s’exilent dans les mondes virtuels des jeux, de l’enfance, le plus loin possible du réel, des contraintes et responsabilités de la vie sociale. Le mal-être individuel, à cette échelle, prend valeur de symptôme. Le monde qui s’est pensé en amont de nous n’est pas le nôtre, n’est peut-être même pas seulement viable, peu désirable. Il ne suffit plus de s’y accrocher comme à une croyance, déjà il s’effrite et nous précipite avec lui.
L’aquaplaning produit aussi cette sorte de sensation : la force motrice patine, n’embraye plus, a perdu l’accroche. Ceux qui en maitrisent le principe jouent de cette forme de jouissance que procure la perception du glissé, du survol, du fluide : dans ces instants de lâcher-prise ou de dessaisissement passager, ils s’affranchissent du poids de la gravité et des rugosités, des frictions pour goûter une forme de légèreté. C’est le territoire des paradis artificiels.
Dans la chute, le corps, cessant de résister à la gravité, perd la perception de son propre poids.
La dimension tragique côtoie une forme de grâce.
Ces pensées, réflexions, qui me traversent quelquefois, c’est en considérant à nouveau le travail de Claire Chesnier, ses peintures atmosphériques, qu’il m’a pris de les coucher par écrit. Cela trahi un lien qui se fait dans mon esprit et qui gagnerait à être éclairé.
Le plus évident peut-être est que les grandes encres colorées jouant de dégradés, de rivages, de quelque chose d’halos, me placent à l’intérieur d’une même chute. Je suis debout, face à ces grands panneaux, ces champs, et c’est tout mon corps qui est touché, au sens premier du terme, ému. Je bascule dans la sensation. Celle-là peut-être qui tyrannisait et fascinait Cézanne sur les sentiers. Celle-là que Bacon mettait en scène dans ses arènes, ses cercles. Giacometti dans ses cages ou par ses socles. Van Gogh dans la rencontre d’un vert de cuivre et d’un jaune chauffé à blanc, dans les ondulations d’un cyprès. Celle qui habite l’intervalle entre les vases et les bouteilles des natures-mortes de Morandi. Je perds la perception du sol. Gagne un vertige.
Dans l’ampleur d’un geste, l’évidence minimale encore une fois d’un champ coloré dénudé de ces références aux réalités visuelles qui travaillent la représentation, sauf à projeter toujours un peu pauvrement des ciels, des horizons brumeux, c’est ce même vertige qui vient que celui qu’on touche face à un retable, à une icône, à ces vestiges qu’ont laissés les vagues du temps.
Quelle proximité pourrait-elle revendiquer avec l’œuvre de Pierre Soulages, dont les outrenoirs sont comme un accueil fait aux infinies variations de la lumière, elle dont les encres patiemment nuancées semblent vouées à ses profondeurs et ses moires ?
Je me demande ce que c’est de vivre dans la présence d’une telle œuvre. Si son aura, semblable à celle d’un moine en prière, d’une relique, d’une de ces roches qui, venue de très loin, transporte avec elle l’espace et le temps qu’elle a traversés, contamine les rapports que l’on a aux objets plus triviaux, au tumulte du monde, à l’actualité.
Qu’est-ce que l’on fait de cette apesanteur qu’il me semble, à chaque rencontre dont j’ai eu l’occasion, qu’elles suscitent ?
Et ces musiques de chambre qu’il m’arrive intérieurement de poser sur leur silence, fabriquant cette synesthésie qui fait que voir et entendre se confondent ?
Quelquefois, c’est au pathos du groupe de figures du Laocoon que je pense, dans la version de marbre clair qu’en ont laissée les siècles, et donc le silence redoublé dans lequel sont saisis les cris et les souffrances, la lutte. Quelque chose se passe dont je ne sais pas dire pour quelle proportion il est capturé dans l’image vibratile ou hystérisée qui se tient sous mes yeux, et pour quelle autre il émane du vertige singulier qu’il va toucher en moi. Dans leur absolue et comme sereine présence quelque chose tombe en elle, à l’image des pigments qui, à l’échelle micrométrique, glissent sur le papier. Leur trace semble encore animée d’un infime et très lent mouvement qui, échappant à notre trop grossière perception, ne nous parvient que sous la forme d’une sensation indéfinie, d’une intuition sans objet. Mais quelque chose quand je les regarde tombe en moi aussi, version digestive du vertige métaphysique dans lequel je me reconnais être pris.
Mais n’est-ce pas ça, toujours ? Les œuvres accompagnent nos pensées et puis nos vies. Elles nous donnent envie d’écrire, de peindre, de faire de la musique, de pleurer, de courir à toutes jambes, de vivre, d’aimer… Elles crient, elles pleurent, elles s’élancent, elles méditent et elles aiment en nous.