journal épisodique et fragmentaire - jeudi 1 décembre 2011

Jeudi1 décembre 2011

Je ne sais pas au juste ce que j’attends de cette soirée. Quelle nouvelle révélation au sujet de ma pièce au moment où elle s’apprête, à l’image de son personnage, à plonger dans un coma de plusieurs mois. Je ne sais même pas s’il y aura quelques personnes assez curieuses ou assez généreuses pour assister à sa lecture et l’apprécier dans son état, dans le négligé du provisoire, de l’incertain, du pas fini. Pour l’instant, je préfère ne pas m’imposer la pression. Laisser venir. Attendre à la gare Saint-Lazare l’arrivée de Viviane, en compagnie de Kundera qui ne quitte plus mon sac depuis que j’ai ouvert Une Rencontre. Ses considérations sur l’art du roman et sur les grands auteurs de l’histoire littéraire (« ses vieux amours ») me ramènent immanquablement à l’humilité de mon entreprise. "Que restera-t-il de toi, Bertolt ?" interroge Kundera.

Pourtant ces heures sont les plus longues de toute ma résidence qui par ailleurs, m’a paru si courte. Attendre autour du bar comme sur un quai de gare. Une actrice évoque une amie qui a été une des rares femmes pilotes d’essai dans l’aviation militaire. Elle parle de ce moment d’évanouissement de quelques secondes qui suit immédiatement la traversée du mur de son et de l’énergie considérable qu’il faut alors prodiguer pour revenir à la conscience et reprendre en main l’appareil. Même si elle n’est qu’anecdotique - une simple conversation de comptoir sans autre intention poétique – la métaphore chavire ma compréhension de l’instant. Malgré mon habitude et mes réserves affectives, je me sens exactement dans cette anxiété du pilote au moment où son appareil va franchir le mur du son et exposer son corps à ce stress organique. Une fois que nous aurons décollé, le fracas de mes mots va m’exploser dans les tympans. Est-ce que j’aurais assez de force pour m’extraire de leurs turbulences et reprendre en main la navigation ?

Il y a, malgré tout, quelques personnes assez curieuses et assez généreuses pour assister à la lecture. Laquelle, sans être techniquement parfaite (une seule répétition et une rhétorique à différents degrés pas toujours simple à valoriser par l’exercice de la lecture) paraît suffisamment vivante et suffisamment distrayante pour retenir l’attention du public. Il y a même des rires, légers comme des bulles de savon et quelques frémissements sensibles. Plusieurs bangs se succèdent mais sans perte de conscience. Des évidences rythmiques, des coupes à revendiquer, une ou deux scènes à repenser en partie. Cruelle absence de l’image et de la musique.

Au titre des satisfactions : l’itinéraire du couple Isis et Gabriel, la présence de la Mère et la polyphonie du dixième tableau auquel il manque peut-être l’intervention de Raphael et de son chat Sekhmet. Et puis le plaisir incongru (et, il faut le dire, assez ringard) de ce refrain de Claude François joyeusement massacré par le chœur improvisé des acteurs. Au chapitre des doutes : la scène de liesse égyptienne entre la mère et la fille et celle des retrouvailles entre le frère et la sœur trop pleine de cette nécessité de paroles qui surgissent malgré elles, déformées et usées par les répétitions mentales, inutilement provocatrices mais pas assez blessantes pour résoudre quoi que ce soit. À revoir, mais ça je le savais, le récit de la légende d’Osiris.

À la fin de la lecture, alors que le bar est ouvert, quatre jeunes spectateurs sont demeurés dans la salle. Comme encore en navigation, comme ballotés entre ces trois îles de Bretagne intérieure, de bord de Nil et de Lampedusa. Ils me disent leur émotion. L’histoire les a touchés. Nous parlons du fond de la pièce. Assez longuement, dans le détail. C’est un échange rare et précieux. D’autant plus rare et plus précieux qu’il n’a aucun autre enjeu qu’un désir de sincérité.

Dans le bar, je rencontre une jeune auteure, Euryale, que je ne connaissais que par un échange de courriels au sujet de plusieurs de ses pièces qu’elle m’avait adressées au comité de lecture du Panta. Nous parlons à nouveau de la pièce et une fois de plus, c’est rassurant. Et même encourageant. Puis notre conversation se dirige vers ses propres travaux. Elle me parle de sa rencontre avec Armand Gatti, qui, ayant lu une de ses pièces à propos de mai 68, lui a fait cette réflexion dans laquelle on reconnaît bien toute la truculence du poète : « Ça sent le fumigène ! »

Quand je rejoins enfin le bar, j’ai quelques bières russes en retard sur les copains de la MEO.

9 décembre 2011
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