Laurence Werner David | Son visage

Je pourrais juste me suffire de son visage. De contempler ce visage d’acteur, de garçon happé dans la fleur de l’âge, 37 ans écrit-on partout, voir ce que ce visage nous a livré, inspiré, dédié. On sait qu’il est beau, qu’il est le fils d’une styliste avec qui, enfant, il jouait à s’habiller en mannequin avec les vêtements qui jonchaient le sol de la maison, c’était bien avant qu’il soit auréolé du parfum Bleu Chanel, ou peut-être déjà là, déjà aussi dans l’épaule légèrement relevée de Saint-Laurent. Nous sommes une pièce attachée à ce visage d’ange. Avec nos mots raides. Le nœud dans la gorge.

Je ne touche pas terre depuis que mon meilleur ami est mort. Depuis, je vois bien comment ça fonctionne, la peine, je m’intéresse à des inconnus, celui-ci, Gaspard Ulliel, parce qu’il vient de mourir tragiquement. Parce que la beauté comme la mort frappe n’importe qui, au cœur des organes, au creux de la neige, ciel bleu au-dessous duquel tout demeure blanc.
Les relations humaines, toujours, elles, et ce noeud qui te vrille la langue la gorge le ventre des jours sans relâche : comment se lier, comment se taire pour continuer à connaitre des inconnus : refondre dans le même corps la même tête, corps tête d’un seul bloc…
Je fixe ce corps ce visage de trentenaire foudroyé : est-ce parce que ses organes étaient intacts au moment de sa mort, est-ce parce qu’il n’a pas souffert d’une longue maladie comme est mort mon ami d’un cancer atroce que quelque chose cloche ? J’ai beaucoup regardé les photos de mon ami, celles des quelques mois qui ont précédé sa disparition, pour comprendre je ne sais quoi, pour me dire sans doute qu’en cernant les signes possibles de la maladie sur son visage, je pouvais arrêter le temps, revenir en arrière, faire qu’à un moment donné on aurait pu voir et débuter déjà les soins intensifs. L’aider, avant que tout soit foutu, à s’armer. Je ne comprends pas ce que je fais, ce que je pense bien que je le fasse : que cette pensée magique ait un sens ou non cela ne m’empêchera pas de renouveler ces scènes. Revoir les photos, remonter le fil, scruter les signes sur son visage, comme si, jusqu’au bout, j’imaginerai possible le retour avant la maladie pour annuler le mauvais rêve, circonscrire la photo qui correspondra à une date, à un lieu, à ce moment où il était encore possible que la vie saine et sauve persiste, ne quitte pas le fil. Quelle attention, quelle énergie, m’auront manquées à un moment, quelles pistes n’aurai-je pas su lui soumettre pour l’arracher à la maladie, pour le secourir...

Ces temps-ci je regarde aussi, souvent, les visages de Joan Didion jeune, morte le 23 décembre 2021, de Patricia Highsmith jeune, morte le 4 février 1995, de Joyce Carol Oates jeune, vivante, 83 ans, tous ces visages pris dans leur jeunesse : tellement confiants, frais, séduisants, puis j’observe leurs traits après 50 ans, après 70, comment arrivent l’abime, la bouffissure ou l’extrême visibilité des os, l’alcool, le chagrin, la perte d’un être cher, j’essaie de saisir au plus près ce qui définit la jeunesse ou plutôt (car je néglige ces derniers temps la précision des définitions) ce qui marque la différence à mes yeux –aux yeux de tous- entre jeunesse et vieillesse, ce qui fait brutalement ou sournoisement du tort au visage. Et si entre leur biographie et leur défiguration coïncide un événement, je cherche, je constate des circonstances, et encore des séparations, des deuils, des maladies physiologiques, l’âge, des tournants chrono-biologiques cruciaux, mais rien vraiment qui puisse faire comprendre que le visage soit « mâché » à ce point et définitivement. Les bajoues marquées de Joan en 2009 qui reçoit à Havard son titre honorifique de Docteur en Lettres, sont déjà là, encore discrètes, en 1977, à 43 ans. La lèvre avide et sensuelle de la juvénile Highsmith, menton serré contre le genou, mèche rebelle bordant le front lisse transformé à peine quelques années plus tard, en nez épaté, bas du visage massif, rides dites de la marionnette bourrées d’amertume. Et que dire de Carol Joyce Oates ? Des photos des années 70 la montrent pommettes potelées devenues ternes quinze ans après : le pulpeux devenu mastoc, la bouche bombée étrécie, le volume des cheveux s’est transformé en mèches plaquées, éparses, la peau même aux courbes tenues s’est transformée : molle, désossée.
Et surtout : des visages, hommes ou femmes, qui ne prennent plus la lumière, comme s’ils n’absorbaient plus la chaleur que la nature leur offrait…

Maintenant, je regarde les visages comme si j’avais quelque chose à rattraper dans le manque du sien.

Dans notre jeunesse, il y a trente ans, mon ami avait eu peur de vieillir. Il en parlait différemment depuis quelques années : sa peur avait presque disparu (pas la peur de la maladie mais la peur de vieillir, oui : peut-être parce que l’avenir comptait moins pour lui que l’instant présent qu’il savourait à son maximum). Les semaines qui ont suivi sa disparition, ce n’est pas son visage qui m’est apparu en premier mais ses gestes, ses bras, il était tout entier chair et voix. Ce n’est que neuf mois après sa mort, c’est-à-dire maintenant, que son visage a commencé à estomper la présence des autres hommes et femmes qui ont compté, présences chéries de ma vie. Brutalement j’ai fait ce constat : un matin je me suis rendue compte, hébétée, que l’amour qui avait obsédé ma mémoire ces deux dernières années, lequel, après la mort de l’ami, je n’avais eu de cesse de vouloir revoir, n’occupait non seulement plus ma pensée mais que le désir même de désirer renouer avec ce lien-là n’avait plus de sens. L’effacement des traits d’un visage est-il le signal qu’une histoire a basculé dans un passé qui va être définitivement archivé ? Ou est-ce simplement la vie qui pousse, après une perte traumatique à classer et fermer, le plus souvent malgré soi, la plupart de nos histoires contemporaines du deuil impossible ? Bientôt transformées, mises à distance par un récit…

Les visages ne hantent plus mes nuits depuis longtemps, rêves ou cauchemars sont dénués de scènes et des formes physiques précises auxquelles je me raccrochais souvent au réveil, émerveillée même dans la torpeur que ces vies incarnées, parallèles à ma vie, m’emboitent le pas. Le visage de l’ami non plus n’apparait plus dans mon sommeil mais, une fois au fond de mon lit, quand je ferme la lumière, il est là : un même et unique visage, difficile à décrire, à transcrire, peut-être parce que les expressions y sont presque absentes, soucieux sans être triste, attentif sans insistance : un visage qui se réserve, mais de quoi ?
D’un improbable surgissement ?
Il faudrait s’habituer. Se laisser envelopper par la nuit dénuée de tout. Que les mots remplissent leur devoir de chair.

« L. /Nuit avancée, avant d’aller au lit te dire encore et encore que je suis là, oui que la vie est en nous et qu’elle nous tient les uns aux autres, attachés et liés par des sentiments forts, que rien ne dure ni ne s’éternise, mais que nous sommes précisément ici, contre toute attente, à entretenir chaque instant dans l’importance et l’unique, et que nous aimons nous retrouver et nous réjouir, comme nous sommes en mesure aussi de nous accompagner/ je t’embrasse./ JL. »

Il est tard. J’éteins mon ordinateur. Je viens de regarder la série « Il était une seconde fois ». Les derniers mots murmurés par l’acteur qui vient de disparaître résonnent dans la pièce :
« Je réalisais que je passerais le restant de mes jours à lui sauver la vie. »

20 Janvier 2022


(Extrait d’un carnet de notes commencé après la disparition le 26 avril 2021 du chanteur-auteur-compositeur Jean-Louis Bergère.)

23 mars 2022
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