On perçoit l’étincelle
On est tentés de se désespérer quand, à la fin d’une séance, on s’aperçoit que quelqu’un n’a presque rien écrit : deux lignes bâclées, alors qu’on s’est donné tant de mal pour l’encourager, lui suggérer des pistes, lui poser des questions. Quelqu’un traîne des pieds pour venir à l’atelier ? Quelqu’une fait sa mauvaise tête ? « On ne peut rien en tirer, de ces mômes ! » On est tentés de penser ainsi. Heureusement, on se ressaisit. On réfléchit. Est-ce que j’écris quelque chose de brillant tous les jours, moi ? Pourtant, j’ai le loisir de choisir mes moments, mes sujets, les conditions de mon écriture. Et pourtant : j’aime écrire ! Alors, eux… ? S’ils ne sont pas brillants entre 11h35 et 12h30 le lundi, entre un cours de je-ne-sais-quoi et le déjeuner, quand ils doivent écrire sur un sujet qu’ils découvrent pendant la séance même… je serais gonflé de le leur reprocher. Pour ma part, il y a des jours où je n’écris rien de bon : dans ce cas, je préfère me consacrer à autre chose — mais eux, ils ne choisissent pas leur emploi du temps. D’autres jours, je suis content de ce que j’écris ; quand je ponds deux mille signes de rien du tout, pour un projet de roman auquel je pense tous les jours depuis des mois, ça me prend une journée entière… Alors, eux… ? En cinquante-cinq minutes ? À propos d’un sujet tombé de nulle part ? Les râleurs (il y en a) vont râler un bon coup, et ne pas faire grand-chose. Les élèves appliqués (il y en a aussi, et ce sont parfois les mêmes) vont s’appliquer : ils vont « obéir à la consigne » et produire un texte sage, conforme, fade. C’est là qu’on est tentés de se désespérer. Mais on ne le fait pas, car nous avons plusieurs séances. S’il ne se passe rien pendant la première, on recommence pendant la deuxième et la troisième. J’essaie d’être patient, comme me l’a demandé ce garçon, en octobre. Je guette la petite étincelle, qui finira par s’allumer. Si ça n’arrive pas aujourd’hui, ça arrivera la prochaine fois. Et lorsque je perçois l’étincelle, c’est magique. Oh, je sais que ça ne peut pas se produire pour tout le monde en même temps… Souvent, à la fin d’une séance, je me dis : « C’était ta séance à toi », en m’adressant intérieurement à ce garçon ou à cette fille qui a compris un truc important, qui a senti que ça se débloquait. Si ça se produit sur une seule personne parmi les douze, c’est déjà merveilleux : je ne suis pas venu pour rien, je suis récompensé — car c’est un joli spectacle, cette étincelle.
Les textes écrits par les Seconde, sur le thème « À nous deux maintenant », sont en ligne. Une fois débarrassés de leurs défauts d’orthographe, ponctués correctement, rendus lisibles par la mise en page, ils apparaissent pour ce qu’ils sont : des récits intéressants. On oublie la séance où rien n’a fonctionné, et celle où deux pauvres lignes ont été écrites : il a fallu passer par ça, sans doute, pour laisser dans le texte final le peu de mots sincères qui méritaient d’être écrits. Les récits sont brefs, mais ils sont tous différents : c’est la preuve que chaque élève n’a gardé que ses idées les plus personnelles, et s’est débarrassé du cadre que j’avais proposé, commun à tout le monde. C’est cela, l’étincelle que j’espère : qu’ils comprennent qu’il ne faut pas répondre à une consigne, mais profiter de ces ateliers pour écrire ce qui a du sens pour soi. Plusieurs élèves l’ont pigé désormais. Pas tous. Mais je serai patient, comme promis : je guette les étincelles.
Dans la classe UPE2A, on n’attend pas ces fragiles lueurs : c’est une guirlande de Noël à chaque fois. Ça pétille, ça fuse. Quand je leur ai proposé de décrire un détail, un monument, un arbre, une chose vue par la fenêtre de la classe, ils ont tous trouvé un truc qui ferait l’affaire. Même ceux qui n’étaient pas convaincus de ma bonne idée ont fait cet effort : toute occasion de travailler est bonne. Ils ont décrit ; ils ont fait des comparaisons ; ils ont raccroché ces impressions à une émotion ou à un souvenir. Ils se sont donné du mal. J’apprécie leur application : je ne crois pas en l’inspiration (un bon texte ne tombe pas du ciel), je crois plutôt en le travail. Alors, j’ai vu qu’on pouvait aller plus loin. Être exigeants. À la séance suivante, je leur ai apporté un poème de Queneau extrait de Courir les rues. Je les ai prévenus : « Il n’est pas facile, mais je suis sûr que vous comprendrez pourquoi je vous le fais lire. » J’explique le contexte : ça se passe à Paris ; on observe une rue. L’auteur est né ailleurs (c’est le titre du poème : Ailleurs), plus précisément au Havre. Dans la classe, quelqu’un sait situer la Normandie, alors il la montre au tableau, sur la carte que j’ai dessinée. À côté, j’ai dessiné des vagues, et une côte abrupte pour expliquer le mot « falaise », car Queneau, au bout de cette rue parisienne, voit la mer. C’est là que je voulais en venir, évidemment : inviter les élèves à me parler d’« ailleurs » : du pays d’où ils viennent, ou d’un autre qu’ils auraient connu. Tisser un lien entre un élément de leur décor quotidien (vu depuis cette fenêtre parisienne) et une réminiscence de Nouakchott, de Medellin, d’Alger, d’ailleurs. Ce que j’aime dans ce poème de Queneau, c’est qu’il n’est pas triste : depuis Paris, il pense au Havre, mais il ne dit pas qu’il le regrette. Je ne veux pas forcer les élèves à être nostalgiques : c’est à eux de décider quelle tonalité ils donnent à leur texte.
Jusqu’aux dernières minutes, on s’active, on s’efforce de trouver le bon mot. Quelqu’une a utilisé un adjectif trop bizarre, que je ne comprends pas : c’est un mauvais tour joué par le traducteur automatique. Alors elle se casse la tête, aidée par un camarade qui comprend sa langue, en plus de la sienne et du français ; ils trouvent ensemble une alternative qui tient la route. Puis, alors que je suis prêt à remballer, quelqu’un me rend sa feuille en me disant : « Je viens de changer un mot, c’est mieux comme ça. » Carrément. Je suis aux anges. Je dis à la classe : « Merci, c’est trop bien. » Un petit malin me demande : « Qui a écrit le meilleur texte ? » mais, moi aussi, je suis un petit malin, et je demande à mon tour : « À votre avis, c’est quoi un bon texte ? » Quelqu’une répond : « Qui nous donne des émotions. » Quelqu’un propose : « Qui ressemble à ce qu’on voulait dire. » Je crois que nous sommes d’accord. Dans le cadre de mon atelier, en tout cas, je décide que ce sera ça, « un bon texte ». Mon premier objectif, c’est de décoincer l’écriture quand elle est en panne, et montrer à chacun qu’on peut s’exprimer — faire taire sa timidité, quitte à écrire n’importe quoi. Mais, avec cette classe, on est passés largement au-delà. On en est à : choisir la meilleure façon d’exprimer une idée. On en est à : « J’ai changé un mot, ici, pour que ce soit mieux. »