Le carnet perdu
Avant d’arriver à la gare d’Avon, dans un parterre de friche urbaine jonché de détritus, une population de jacinthes d’Espagne, plantes de sous-bois non indigènes et souvent plantées, signe, en quelque sorte, le voyage. Mais il n’y a qu’un type pour faire des photos macros dans la gare d’Avon, sous la pluie, dans le va-et-vient des "adipeux en sueurs", des "bouffeurs d’espoirs", et des gamins connectés, ajouterais-je.
Autrement, la ligne R du Transilien (j’adore les huit plus deux lignes mi-RER, mi-TER du Transilien, qui, en quelque sorte, embrassent les défauts de chacun : H, J, K, L, N, P, R, U [1] ; mais les qualités sont nombreuses, et les voyageurs qui en profitent sont bien supérieurs en nombre à bien des Parisiens, qui ne savent pas grand-chose du RER et du Transilien) abandonne progressivement la ville vers le sud (un peu comme la ligne D d’ailleurs, après Corbeil-Essonnes, entre tranquillement dans la Beauce ou la vallée de l’Essonne) pour entrer, après Melun, de pleine tête, dans des territoires largement encharpés de la forêt elle-même.
Ces questions, ces réflexions, ces divagations sont les miennes, et je sais bien que si certaines personnes y trouvent un intérêt, la plupart n’y voient que de la fantaisie au mieux, de la démence au pire. C’est sans doute une dérive (ou bien est-ce une source ?) de faire des inventaires, de relever des individus parmi des ensembles, puis de désigner des ensembles à partir d’individus, un genre de déformation je n’ose dire professionnelle, parce que n’était-ce pas la même chose, après tout, avec les noms des personnages des bandes-dessinées ou des films de science-fiction ?
Mais cette première visite est dédiée aux jardins : D. m’accompagne avec F. qui y a œuvré toute sa vie.
J’étais venu une fois seulement, il y a quelques années, en novembre 2018, dans l’optique, déjà, de cette résidence ; mais des jardins je n’avais vu que le Grand parterre... M’avaient alors frappé surtout l’espace, l’envergure, image renforcée par la viduité du site. (À l’intérieur, j’avais pu librement déambuler dans le parcours traditionnel, de la Galerie François Ier aux appartements et salles napoléoniens.)
Cette fois nous partons de la Cour d’honneur et commençons par la Grotte des pins et le Jardin anglais.
Nous faisons donc un tour dans le jardin, en quête de l’un des derniers alisiers de Fontainebleau, et commençons à imaginer quelle forme pourrait prendre l’éventuelle restitution, ou quel parcours les animations scolaires. Nous sortons du jardin anglais, pénétrons dans le jardin à la française, remontons l’avenue de Maintenon, le long de l’Étang des carpes, jusqu’à la Porte dorée.
Nous arrivons dans l’élégante Cour ovale, où nous pénétrons dans la grande tour centrale, ancien donjon, ultime vestige médiéval réaménagé en appartement privé par ledit François. Après un vestibule néogothique voulu par Louis-Philippe, se trouve le magnifique escalier d’apparat, cœur même, coquille secrète, du château. Dans l’entrée, on peut observer l’étrange maquette de l’ensemble de l’édifice en pièces de Lego, dont cet intérêt pour le patrimoine comme pour l’art semble être devenu un marché porteur [2]... On ne peut que déplorer ce monde où nous vivons, déchiré entre les jouets et les armes, entre la surveillance et le loisir, un monde jardin de non-adultes moins subtil encore que celui du panem et des circenses.
Abasourdi par cela, je me rends compte, interdit, de retour dans la cour, que j’ai paumé mon carnet d’écriture, le 47e carnet où j’écris ces mots, chose qui ne m’est jamais jamais arrivé, tombé de la poche trop étroite où je l’avais glissé.
Je décide de faire le trajet à contre-courant, certain de le retrouver - même si je m’en veux terriblement, en plus de passer pour un ahuri. Avec mes hôtes, nous parlons donc de ce carnet, je le leur décris, tâche de me rappeler son contenu, ça m’embête d’autant plus que j’y ai une lettre assortie d’une carte postale de Pascal Quignard, de sa nomenclature, de s’il a, oui ou non, un numéro de téléphone accessible et lisible... Ni une ni deux, mes hôtes préviennent, par talkie-walkie, tous les agents, ce qui est surréaliste. Pour le PC, un carnet a été perdu, je répète, un carnet a été perdu.
N’est-ce pas une forme, sinon un genre, de la littérature inquiète ? Imaginons que le texte, pourtant destiné à l’alcôve du journal, soit ainsi éclairé par la communication, ce texte qui est censé être tu soit ainsi invoqué à la cantonade ? Rappelons que c’est un carnet d’écriture, donc tout à la fois un ensemble de textes aboutis (éventuellement), de textes en cours d’écriture, de notations diverses, de réflexions désordonnées, d’idées vagues et de projets fumeux ! Et si quelqu’un l’ouvrait ? Et si quelqu’un le lisait ? Non pas tant des idées géniales qu’on risquerait de me dérober, mais les petites facilités, les méchancetés, les lâchetés ou les mesquineries que j’aurais consignées céans, sûr de la sécurité du papier, confondant un atelier avec un boudoir, mon carnet d’écriture avec mon journal intime !
Je me voyais ainsi déjà rougissant, tel un Rousseau devant confesser la noirceur de son âme - n’étant pas moi-même un adepte des confessions, cela eût tourné au supplice.
Je songeai alors à ce que Saint-Simon nota dans le sien, de journal, à l’automne 1696 : Je demeurai tout le jour à Fontainebleau cherchant le monde pour répéter ces propos, et que, si un grand coquin demeurait assez caché pour échapper au châtiment, j’espérais du moins qu’il en apprendrait la menace, et qu’il l’entendrait peut-être lui-même assez pour en faire son profit, et laisser les gens d’honneur en repos.
Avais-je assez de pouvoir et de courage pour en montrer d’autant ? Je ne sais, mais je vis qu’une gigantesque battue, à pied, à cheval, à vélo, se mit en branle tout à coup dans les jardins, comme au bon vieux temps veneur, à la recherche du carnet bleu "Pool Over" petits carreaux (4mm) n°47. Tous les gens que nous croisions sont suspectés, interrogés ou impliqués dans la chasse. C’est bientôt tout le jardin qui bruit de la nouvelle, qu’on a perdu un bien précieux et que chacun se tienne aux aguets, partout, tout le temps.
Je tâchais de me souvenir du parcours en me rappelant les plantes montrées à mes hôtes, le carnet a pu m’échapper là, prendre son autonomie de cellulose... Mais non : pas oublié à jamais sur les murs aux ruines-de-Rome... pas plus que noyé sous les grandes laîches ou les phragmites de l’étang... il n’apparaît pas là non plus où n’avons pas vu l’alisier de Fontainebleau, puisque nous ne l’avons pas vu... ou bien se serait-il perdu dans le labyrinthes aux buis in extremis sauvés de la dent, non de la tondeuse ou de la cisaille, mais de la pyrale du buis ? Non, non et non ! Et las ! Soudain, pourtant... là ! Là ! Là où nous vîmes des rosettes d’orchidées, dont on nous avait dit qu’il ne fallait pas les écraser, nous avions piétiné un peu plus longtemps qu’ailleurs, et le carnet piétina avec nous...
Il est là, tranquille, tous ceux qui étaient passés à côté l’avaient manqué, et il semblait aussi intact qu’intègre, avec sa carte postale de Pascal Quignard. Il mimerait ainsi tous ces mots qui nous échappent, sur le bout de la langue comme disait justement Quignard, égarés, noyés, oubliés. Forme même de l’écriture, en ce lieu de mémoire, exister par s’évanouir...
[1] Pas de lignes I, O, Q, car les lettres sont trop douteuses, ni M (métro), ni T (tram), et F, G ont existé un temps et se sont scindées en deux puis ont été abandonnées (mais H, J et K aussi !) et S est réservé.
[2] Je me souviens de la rencontre avec MB il y a quelques jours dans sa bibliothèque parisienne : le rez-de-chaussée était occupé par d’immenses sculptures figuratives, copies d’œuvres classiques, tout en Lego, censées attirer et fidéliser un supposé public prétendument rétif à la culture...