Le poids de leur regard

« Les pleurs montaient en moi, houleux comme des flots,
Mais mon orgueil me fit refouler mes sanglots. »
Le pilori, Renée Vivien

4e.
J’arrive en vue du collège. Boule au ventre. Cœur qui cogne, quand j’aperçois le garçon dont je suis encore amoureuse sans trop savoir pourquoi et sa bande. Sa bande qui me bouscule, m’insulte ou se fout de moi dès que j’ouvre la bouche.
Soulagement.
Ce n’est pas à moi qu’ils s’en prennent, ce matin. Mais à N.
N. Degré zéro de l’humanité dans la hiérarchie de cette microsociété à échelle d’ados.
Même moi, je suis autorisée à la piétiner. Pas trop : c’est ma seule alliée, ou presque depuis que mes copines m’ont tourné le dos.
En classe, je fais tout ce qu’il ne faut pas faire. C’est instinctif, chez moi. Un truc qui vrille, je m’expose au lieu de me terrer dans mon coin, je parle trop, trop fort, je raconte n’importe quoi, je fais semblant de ne pas comprendre les vannes et les ricanements, je ravale mes larmes, j’en rajoute trois tonnes, je m’enfonce, je me ficherais des baffes, les autres le font à ma place.
Je l’ai mérité, non ?
Comble de l’aveuglement, tentative pathétique d’être acceptée, aimée, j’organise une boum à la maison. J’invite ma classe. Mes harceleurs. Tout le monde s’amuse. Pas moi. Une pizza faite maison termine scotchée au plafond.
L’année se poursuit. Leurs regards, sur moi, ne changent pas.
Pesants. Moqueurs. Méchants.
Je m’enferme, me renferme et dans mon for intérieur, j’imagine des stratégies pour échapper à ce cercle infernal. Vaincue par K.-O. et un tube de peinture bleue sur mon blouson neuf, je deviens l’ombre de moi-même.
3e.
Quand je passe au tableau, je marmonne. Et quand je ne marmonne pas, c’est que je ne parle pas. Totale dissociation, totale disjonction. De la bouillie dans la tête, un trou noir à la place du cerveau. Ma prof de grec remarque qu’il y a quelque chose de pourri au royaume des 3e1. Elle s’arrange, mine de rien, pour ne jamais me laisser seule le midi et m’incite à faire du théâtre. Un mini-rôle, celui de Polyxène dans l’Antigone d’Anouilh. Petit à petit, je sors de ma coquille. Un miracle se produit : deux filles populaires décident de me prendre sous leur aile. M’expliquent que je suis gamine, mais que j’ai du potentiel.
Reconnaissante, je me tais et j’accepte tout.
J’arrive au lycée, un peu – beaucoup – cabossée, malgré tout vaillante. Le pire est derrière moi. Je planque mes années-collège au fond d’un placard, je les verrouille, je les recouvre d’une bâche.
C’est décidé, elles n’ont pas existé.
Même si j’en fais toujours trop ou pas assez – dans un groupe.
Même si je me sens toujours mal à l’aise – dans un groupe.
Même si je me sens toujours jugée, écrasée – par le groupe.
Même si je n’ai qu’une envie, fuir le plus loin possible – du groupe.
Et que je déteste être regardée.
Ce. N’est. Pas. À. Cause. De. Ça.
Vingt ans après.
J’écris, je suis publiée, invitée même, dans des festivals.
Et puis, on me propose une intervention scolaire. Un truc cool. Rémunéré.
J’accepte sans hésiter. Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, jusqu’à ce que je passe les grilles de ce collège, traverse cette cour bétonnée et bruyante, sente le poids de tous ces yeux sur moi. J’ai les jambes en coton, des nœuds à l’estomac. Je me prends mon passé en pleine face. Le temps de me décider à fuir, je me retrouve face à ces ados, qui me posent plein de questions, sur moi, sur l’écriture, sur mes personnages. Je sors de cette rencontre un peu étourdie. Ravie d’avoir survécu à cette 4e. Ravie, finalement, d’avoir croisé la route de ces ados fourmillant de vie.
Pour la première fois, je me sens capable d’ôter la bâche, de déverrouiller la porte de mes souvenirs. Il me faudra encore du temps – sept années quand même ! – et les dessins de ma chère Stéphanie Rubini pour arriver à mettre des mots et des images sur ce qui a été pour moi un enfer – et l’est toujours, plus violent encore, pour des milliers d’enfants, d’ados… et d’adultes.
Le harcèlement, on en meurt, parfois.
Et quand on y survit – parce qu’on y survit le plus souvent – on en garde des cicatrices, des bleus au cœur et à l’âme.
Ces cicatrices, il faut du temps pour les regarder. Il faut du temps pour les accepter.
Et commencer, enfin, à s’aimer.

Charlotte Bousquet.

8 mars 2022
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