Les Meaux

Je bénéficie cette année d’une résidence au lycée professionnel Charles-Baudelaire de Meaux, auprès d’élèves de secondes de la filière Sécurité – futurs pompiers, douaniers, flics, secouristes, gardes du corps, trois quarts de garçons, un quart de filles en pantalon d’intervention à bandes latérales chromées –, et j’en suis très heureux. Le lycée se situe tout au bout de la ville, dans le quartier Beauval, là où a été tourné le film Ma 6-T va crack-er (Jean-François Richet, 1997). Cette année, comme nous tous, je suis confiné ; et comme certains, je suis en résidence. Et moi, vais-je craquer ? ai-je déjà craqué ?

Mon cas personnel importe peu, et je me sens gêné à l’idée d’évoquer ma situation propre. Allez, quelques mots tout de même (« confinés, encore un effort ! »). La violence martiale du premier confinement avait l’avantage de règles du jeu pénibles mais claires. Le deuxième confinement est diffus, fatigant, sournois, sur fond de couvre-feu et d’ombres pressées à l’approche des 18 heures. Autant écrire me semblait obscène au printemps, vain, autant j’ai le sentiment que l’acte d’écriture, pour de nombreuses personnes, a pu de nouveau trouver une cadence « normale », une hygiène quotidienne – en même temps, je ne sais rien de l’hygiène quotidienne de chacun. Au regard de l’histoire humaine, cette épidémie est à la fois banale (un fléau comme un autre) et extraordinaire (dans sa genèse, sa propagation et sa désignation de notre part tragique, éphémère, commune). Bon, pour être franc, j’ai l’impression que ma pensée sur le confinement (si j’en ai une) est elle-même confinée, réticente.

En revanche il me plaît assez d’évoquer ma vie masquée auprès des gamins du lycée Charles-Baudelaire. La gare de l’Est à sept heures du matin chaque vendredi, avec des voyageurs laborieux et engourdis aux trois quarts émigrés... Les abords de la gare de Meaux, extraordinaire réservoir de jeunesse en attente du bus qui les emmènera dans tel ou tel bahut – bref, une gare routière devant la gare ferroviaire pour les enfants du 7-7... Des jeunes qui se font la bise avec ou sans masque et fument clope sur clope... Puis le bus bondé, la silhouette embrumée de la cathédrale avant les « quartiers », le visage silencieux des ados qui respectent globalement la contrainte du masque... Et nous y voilà, après 20 minutes de confinement véhiculaire ; oui, nous y voilà, là, à « Charles-Baudelaire », devant le magasin discount Batkor. Sur place, pratiquement pas de covidé.e.s depuis le début de l’année scolaire ; masque et gel pour tout le monde, on ne badine pas avec l’hygiène.

Le thème de ma résidence : « Littérature et sécurité », dans un lycée populaire arborant le nom d’un poète condamné en 1857 pour outrage aux bonnes mœurs. Auprès de futurs professionnels de ladite sécurité qui lisent et écrivent à mes côtés.
Lecture : Chalamov, Récits de la Kolyma. L’enfermement chez les soviets, loin des taules américaines des séries Netflix.
Ecriture : un roman noir à dix-sept mains – trafic de drogue, la prison comme horizon, le confinement punitif comme destin.

A eux de jouer, d’écrire et de réécrire le texte qui apparaît sur la toile du vidéoprojecteur, un peu comme sur une ardoise magique où les élèves s’autorisent des licences avec l’écriture dont ils n’ont pas l’habitude dans le strict contexte scolaire de l’enseignement du français.
Leur déconfinement est ici celui de l’imaginaire, porté par le langage – et la confiance, peut-être : naissance de mots, d’un monde, le leur.
Le confinement est ici celui de ma voix, simultanément publique et bridée par ce masque qui l’éreinte. Une journée de paroles = deux jours de gorge douloureuse.
Leçon : je ne sais pas poser ma voix, je ne devrais pas l’épuiser ainsi, la forcer.
Hasard souterrain des choses, le thème « Littérature et (in)sécurité » rejoint le motif « Littérature et (dé)confinement ». C’est la matière de ma résidence, sa respiration.

A bientôt...

1er février 2021
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