Qu’au moins l’on ne dise plus que l’Internet,
par la vélocité et parfois l’impatience qu’il
suppose dans l’échange, conduirait nécessairement
à la fin de l’écriture, et de cette écriture
qui exige précisément longue et lente patience :
les poèmes qu’on trouve dans ce livre sont en effet
la trace d’un dialogue entre deux poètes, mené
toute une année et régulièrement, de semaine
en semaine, par le truchement de l’ordinateur et du courriel..
Je ne sais si l’on assiste, avec ces Madame(s), à la
naissance d’un “ micro genre littéraire ”,
comme l’écrit la préface, mais je trouve que
la poésie et sa parole n’ont rien perdu dans l’échange ;
et peut-être même y ont-elles gagné, s’il
est vrai qu’un tel dialogue n’aurait pu ni s’inventer,
ni se perpétuer de la même manière sans le courrier
électronique : il y a, dans cette pratique, un rituel
de “ jeu ”, c’est-à-dire, n’en
déplaise aux grincheux, de gratuité et de règles
à la fois, sans lequel rien de sérieux n’arrive
jamais.
Pas une semaine sans “ Madame ”, donc. Or
nous apprenons aussi dans la préface que ces “ Madame(s) ”
- ci entrent dans la théorie assez longue d’un travail
qui a déjà connu plusieurs publications à tirage
limité. Et donc l’on se demande, évidemment,
ce que représente cette fiction.
La préface fait référence, on s’en doute,
au piano que “ Madame ” fait établir
dans les Alpes, selon Après le déluge ;
ce qui ne simplifie pas la donne, mais renforce au contraire le
désarroi du lecteur, qui aime bien “ savoir ”,
à moins qu’il ne s’en tienne aux “ explications ”
des biographes (lesquels parlent en effet toujours après
les déluges et dans l’Histoire - on a les Alpes que
l’on peut –) concernant ce piano que madame Rimbaud
aurait fait monter au premier étage de la maison de Charleville,
bord de Meuse...
Plus sérieusement : se dessine, tout au long du livre,
le visage, féminin et inaccessible, et sans doute inaccessible
parce que féminin, d’une présence évidente
à la poursuite de laquelle les deux poètes se lancent ;
et s’il fallait encore évoquer Rimbaud, c’est
plus à Aube que je ferais référence, à
la chasse spirituelle qui l’inspire, à l’expérience
de cet “ immense corps ” un peu “ senti ”
et toujours insaisissable. Altérité, femme, origine,
monde, poésie, poésie enfin, qui ne cessent de s’offrir
à la dérobée. De ce visage, dans Pas une
semaine sans Madame, les illustrations, ces figurines de Jean-Jacques
Laurent, inachevées et toujours en mouvement, sont un énigmatique
contrepoint
On n’en aura jamais fini, chacun le sait bien, avec cette
traque-là.
Or ce qui m’émeut, dans ce livre, c’est de voir
comment il accomplit un vrai dialogue : c’est-à-dire
celui où chacun, interrogeant ou écoutant l’autre,
questionne en même temps sa propre différence. Le vrai
dialogue, c’est : plus je serai moi-même, plus
je serai à toi. Et plus, ensemble, dans cette différence,
nous serons à ce qui est notre faim commune, à cet
être qui nous inspire et qui nous manque, que nous manquons
aussi, par belle nécessité, du même geste qui
nous porte vers son altérité.
L’unité du livre tient alors à la conjonction
harmonieuse de ces rythmes individuels où, dans une succession
de poèmes en prose, chacune des voix fait entendre son souffle :
saccadé, syncopé, inquiet pour Freixe, c’est
le rythme d’une marche qui ne veut rien céder à
un quelconque apaisement ; rythme qui souvent s’interrompt
en fortes images, parfois douloureuses ; sans cesse, la course
force le regard à se tourner vers le haut, dans un mouvement
d’envol, vers “ l’autre côté
du ciel ”, ou alors du côté des limites et
des frontières ; regard vers la distance, ou que la
distance aimante et anime. Car c’est dans la distance que
se tient Madame, même si son aile, “ à la
détourne ”, souvent nous frôle. Peut-être
est-elle quelque chose aussi comme un “ ange ”.
Mais alors ce sera au sens rilkéen où “ tout
ange est terrible ”, qui nous laisse aussi avec cette
perte et cette faim. Perte et faim dont nous vivons.
Tout autant inaccessible est Madame, pour Monticelli. Mais ses poèmes,
toujours en second dans la page, et disposés par là
même, aux yeux du lecteur, comme en écho à ceux
de Freixe, se déroulent sur un rythme plus souple, foisonnant,
parfois détendu, on en donnerait pour preuve l’effacement
fréquent des signes de ponctuation. En un sens plus sensuel,
comme s’il s’agissait de ramener à la terre proche,
à “ l’odeur de terre mouillée ”,
le corps et le regard impatients du marcheur : d’où
certaines saynètes de repas, de bain, certaines figures d’une
chorégraphie tout aimable ; d’où encore
aussi ce sentiment d’un trop plein du monde, d’un jardin
inépuisable dont le passage aléatoire de Madame révèle
le foisonnement. Avec, de surcroît, comme une sorte d’anxiété
des origines : car la grâce de celle qui passe ainsi,
rappelle peut-être ce temps de genèse où prend
racine la parole. Où l’humanité prend langue.
Même s’il est vrai que depuis l’origine “ nous
avons fait tant de progrès dans la sauvagerie de la douleur ”.
On se sort grandi de ces lecture croisées.
Et savez-vous pourquoi ? C’est que chacun comprend que
l’altérité ici n’est pas source de souffrance,
de solitude, mais au contraire source du désir ; moteur
de l’élan nécessaire pour se risquer toujours
vers le dehors, là où se donne la chance d’un
visage.
Alain Freixe, Raphaël Monticelli, Pas une semaine sans Madame
L’Amourier éditions (quatrième trimestre 2002, 11 euros)
par Jean-Marie Barnaud
Qu’au moins l’on ne dise plus que l’Internet, par la vélocité et parfois l’impatience qu’il suppose dans l’échange, conduirait nécessairement à la fin de l’écriture, et de cette écriture qui exige précisément longue et lente patience : les poèmes qu’on trouve dans ce livre sont en effet la trace d’un dialogue entre deux poètes, mené toute une année et régulièrement, de semaine en semaine, par le truchement de l’ordinateur et du courriel.. Je ne sais si l’on assiste, avec ces Madame(s), à la naissance d’un “ micro genre littéraire ”, comme l’écrit la préface, mais je trouve que la poésie et sa parole n’ont rien perdu dans l’échange ; et peut-être même y ont-elles gagné, s’il est vrai qu’un tel dialogue n’aurait pu ni s’inventer, ni se perpétuer de la même manière sans le courrier électronique : il y a, dans cette pratique, un rituel de “ jeu ”, c’est-à-dire, n’en déplaise aux grincheux, de gratuité et de règles à la fois, sans lequel rien de sérieux n’arrive jamais.
Pas une semaine sans “ Madame ”, donc. Or nous apprenons aussi dans la préface que ces “ Madame(s) ” - ci entrent dans la théorie assez longue d’un travail qui a déjà connu plusieurs publications à tirage limité. Et donc l’on se demande, évidemment, ce que représente cette fiction.
La préface fait référence, on s’en doute, au piano que “ Madame ” fait établir dans les Alpes, selon Après le déluge ; ce qui ne simplifie pas la donne, mais renforce au contraire le désarroi du lecteur, qui aime bien “ savoir ”, à moins qu’il ne s’en tienne aux “ explications ” des biographes (lesquels parlent en effet toujours après les déluges et dans l’Histoire - on a les Alpes que l’on peut –) concernant ce piano que madame Rimbaud aurait fait monter au premier étage de la maison de Charleville, bord de Meuse...
Plus sérieusement : se dessine, tout au long du livre, le visage, féminin et inaccessible, et sans doute inaccessible parce que féminin, d’une présence évidente à la poursuite de laquelle les deux poètes se lancent ; et s’il fallait encore évoquer Rimbaud, c’est plus à Aube que je ferais référence, à la chasse spirituelle qui l’inspire, à l’expérience de cet “ immense corps ” un peu “ senti ” et toujours insaisissable. Altérité, femme, origine, monde, poésie, poésie enfin, qui ne cessent de s’offrir à la dérobée. De ce visage, dans Pas une semaine sans Madame, les illustrations, ces figurines de Jean-Jacques Laurent, inachevées et toujours en mouvement, sont un énigmatique contrepoint
On n’en aura jamais fini, chacun le sait bien, avec cette traque-là.
Or ce qui m’émeut, dans ce livre, c’est de voir comment il accomplit un vrai dialogue : c’est-à-dire celui où chacun, interrogeant ou écoutant l’autre, questionne en même temps sa propre différence. Le vrai dialogue, c’est : plus je serai moi-même, plus je serai à toi. Et plus, ensemble, dans cette différence, nous serons à ce qui est notre faim commune, à cet être qui nous inspire et qui nous manque, que nous manquons aussi, par belle nécessité, du même geste qui nous porte vers son altérité.
L’unité du livre tient alors à la conjonction harmonieuse de ces rythmes individuels où, dans une succession de poèmes en prose, chacune des voix fait entendre son souffle : saccadé, syncopé, inquiet pour Freixe, c’est le rythme d’une marche qui ne veut rien céder à un quelconque apaisement ; rythme qui souvent s’interrompt en fortes images, parfois douloureuses ; sans cesse, la course force le regard à se tourner vers le haut, dans un mouvement d’envol, vers “ l’autre côté du ciel ”, ou alors du côté des limites et des frontières ; regard vers la distance, ou que la distance aimante et anime. Car c’est dans la distance que se tient Madame, même si son aile, “ à la détourne ”, souvent nous frôle. Peut-être est-elle quelque chose aussi comme un “ ange ”. Mais alors ce sera au sens rilkéen où “ tout ange est terrible ”, qui nous laisse aussi avec cette perte et cette faim. Perte et faim dont nous vivons.
Tout autant inaccessible est Madame, pour Monticelli. Mais ses poèmes, toujours en second dans la page, et disposés par là même, aux yeux du lecteur, comme en écho à ceux de Freixe, se déroulent sur un rythme plus souple, foisonnant, parfois détendu, on en donnerait pour preuve l’effacement fréquent des signes de ponctuation. En un sens plus sensuel, comme s’il s’agissait de ramener à la terre proche, à “ l’odeur de terre mouillée ”, le corps et le regard impatients du marcheur : d’où certaines saynètes de repas, de bain, certaines figures d’une chorégraphie tout aimable ; d’où encore aussi ce sentiment d’un trop plein du monde, d’un jardin inépuisable dont le passage aléatoire de Madame révèle le foisonnement. Avec, de surcroît, comme une sorte d’anxiété des origines : car la grâce de celle qui passe ainsi, rappelle peut-être ce temps de genèse où prend racine la parole. Où l’humanité prend langue. Même s’il est vrai que depuis l’origine “ nous avons fait tant de progrès dans la sauvagerie de la douleur ”.
On se sort grandi de ces lecture croisées.
Et savez-vous pourquoi ? C’est que chacun comprend que l’altérité ici n’est pas source de souffrance, de solitude, mais au contraire source du désir ; moteur de l’élan nécessaire pour se risquer toujours vers le dehors, là où se donne la chance d’un visage.
© Jean-Marie Barnaud
sur les éditions de l'Amourier