Lizzy Mercier Descloux, une éclipse de Simon Clair (un extrait)

Elle s’appelait Lizzy Mercier Descloux. Elle n’était pas une étoile filante mais une artiste injustement et trop violemment oubliée par les époques artistiques qui se sont succédées sans toujours mesurer sa place et son importance.
Simon Clair vient rompre un trop long silence en proposant un magnifique récit biographique qui retrace la vie, l’œuvre, les rencontres et l’époque traversée par l’artiste. Simon Clair laisse autant parler les proches qu’il offre un portait artistique émouvant et magnifiquement écrit. Ce livre n’est pas seulement la saisie d’un destin tragique, c’est d’abord une écriture tendue vers la musique et l’énergie d’une créatrice hors du commun.

Lizzy Mercier Descloux, une éclipse de Simon Clair vient de paraître aux éditions Playlist Society. Merci àl’auteur et àBenjamin Fogel de partager avec nous l’introduction de ce livre, laquelle nous montre immédiatement l’ampleur de la personne qu’était Lizzy Mercier Descloux. (SR)




INTRODUCTION
NUIT NOIRE



Le soleil n’est pas encore couché qu’il fait déjànuit noire sur New York. À Times Square, les néons de couleurs ne brillent plus. Sous terre, les rames de métro se sont figées en pleine course. Partout autour, les gratte-ciel ressemblent désormais àd’immenses barricades aux teintes charbon. Alors que cette étouffante journée de juillet 1977 touche àsa fin, la ville qui ne dort jamais vient de s’éteindre. Frappé par la foudre d’un orage qui couvait depuis le milieu d’après-midi, le poste électrique de Buchanan, au nord du fleuve Hudson, vole soudain en éclats. Une vingtaine de minutes plus tard, c’est celui de Spain Brook, dans la ville voisine de Yonkers, qui grille sous les coups du tonnerre. Par une réaction en chaîne, le courant flanche dans tout le sud-est de l’État. Le déséquilibre gagne Ravenswood 3, l’immense générateur électrique qui alimente la ville de New York. Brooklyn disparaît brutalement. Puis, c’est au tour du nord du Queens, du centre de Manhattan et enfin de l’ensemble des rues, des avenues et des allées de l’immense mégalopole. La pénombre règne sur toute l’agglomération. Estomaquée, la ville se fige dans le silence pendant de longues minutes. Mais il ne faut pas très longtemps aux New-Yorkais pour reprendre leurs habitudes. Au fil de la soirée, un grondement sourd gagne les rues. Par groupes, les résidents des immeubles descendent de chez eux, curieux de voir àquoi ressemble leur quartier sans lumière. Les gyrophares des voitures de police en patrouille balayent des visages inquiets. L’inquiétude est justifiée. Dans certains arrondissements, des boutiques sont dévalisées. Quand des commerçants armés décident de faire justice eux-mêmes, l’hystérie devient collective. Puis viennent les incendies. Rien que sur Broadway, on compte 35 départs de flammes, dont plusieurs ravageront des bâtiments entiers jusqu’au petit matin. À Brooklyn, un adolescent est assassiné sans raison, ravivant les craintes autour du « â€‰Fils de Sam  », un tueur en série qui terrorise New York depuis plusieurs mois. C’est le chaos. À croire que les rites barbares et les pulsions bestiales n’attendaient qu’un voile de pénombre pour refaire surface. Livrée àelle-même, la ville redevient sauvage.


Quelques jours après ce grand black-out, dans un loft situé sur Lafayette Street, l’atmosphère de magie noire perdure. Maigrement décoré par un drapeau de l’URSS et une affiche du film Le Petit Soldat de Jean-Luc Godard, l’appartement paraît presque vide. Seule une odeur âcre de sueur brà»lée remplit la large pièce centrale qui sert de salon. Patti Smith vient d’y organiser un sacrifice. Un paquet d’allumettes àla main, un T-shirt siglé MC5 sur le dos, la chanteuse sourit devant le bà»cher funéraire. Au sol, une forme fume et crépite comme la dépouille d’un petit animal victime d’un feu de forêt. Grignotée par les braises, une minerve se disloque lentement jusqu’àce que ne reste au sol qu’un amas brouillon de cendres. Patti se sent mieux. Depuis des mois, elle était prisonnière de cet infâme collier, sorte de coussin jauni en matière synthétique – six mois plus tôt, elle s’était fracturé plusieurs vertèbres en chutant dans le vide après avoir escaladé un mur d’enceinte lors d’un concert àTampa, en Floride. Il fallait marquer la fin de sa convalescence et célébrer sa guérison. C’est une petite Française d’àpeine 20 ans qui a eu l’idée d’organiser pour Patti cette cérémonie païenne de purification par les flammes.


Elle s’appelle Lizzy Mercier Descloux – un vrai calvaire àprononcer pour les Américains. En quelques mois, elle a noué avec Patti Smith une amitié passionnelle. Au fil de leurs escapades, la chanteuse new-yorkaise ne cesse de se dire qu’elle a enfin trouvé celle qu’elle cherchait depuis toujours. Avec ses yeux clairs, sa mâchoire ciselée, ses cheveux électriques et son air mutin, Lizzy a quelque chose d’Arthur Rimbaud. Obsédée par le poète français, Patti Smith a passé sa vie àle chercher au détour des rues de New York. Souvent, il lui a semblé apercevoir son fantôme ou entendre sa voix. Elle a même parfois cru le toucher, comme le soir de sa chute àTampa, qu’elle continue de décrire comme une extase mystique déclenchée par la main de l’ange Rimbaud. Mais cette fois, elle en est sà»re, elle le tient. Il est là, caché derrière les traits de cette jeune Française ayant rejoint la foule des artistes fauchés du Lower East Side pour s’essayer àla vie de bohème de la fin des années 1970. « â€‰Lizzy et moi avions le même amour pour Arthur Rimbaud. Ça nous a rapprochées  », racontera-t-elle plus tard.


Quelques jours après avoir mis le feu àla minerve, les deux amies décident d’organiser dans le loft qu’elles partagent une session photo inspirée des rares images connues du poète symboliste. Dans une vieille friperie, elles dénichent pour presque rien un costume de jeune communiant et une robe de baptême. C’est décidé  : Lizzy jouera le rôle d’Arthur, Patti celui de sa sÅ“ur Isabelle. Le temps d’une dizaine de poses, elles se tournent donc autour, se prennent dans les bras, se rejettent et s’attirent. Sur les images de ce balai étrangement érotique, Patti semble ravie  : « â€‰Nous étions là, main dans la main, les yeux tournés vers le futur, tandis qu’on nous photographiait silencieusement.  » Le regard de Lizzy est plus fuyant. Sur presque tous les clichés, on la voit fixer un point hors champ, les pupilles plongées dans le vague. C’est un détail infime, mais il annonce les différentes trajectoires que vont suivre les deux amies. Car si en 1977, Lizzy Mercier Descloux est la muse fantasque de tout Lower Manhattan, quelques années plus tard, elle se sera volatilisée, évaporée quelque part, peut-être àl’autre bout du monde. Personne ne saura où et tout le monde s’en fichera, comme si elle n’avait jamais existé, comme s’ils avaient oublié celle dont l’allure et la musique faisaient vibrer la scène new-yorkaise. Le chanteur Richard Hell est l’un des rares àse souvenir du passage éclair de la Française dans la ville  : « â€‰Elle était vraiment spectaculaire  : mi-carnivore, mi-gibier, tout droit sortie d’un épisode de La Vie des animaux, avec un magnétisme amoral de bête sauvage. Une énigme vivante.  »


Patti Smith a pris, elle, le chemin du succès. Révélée par des hymnes de stade comme « â€‰Because The Night  », elle a touché le grand public. En 2005, àParis, elle a même reçu des mains du ministre français de la Culture la médaille de commandeur de l’ordre des Arts et des Lettres, àquelques rues de l’endroit où a grandi son ancienne amie. Patti a-t-elle oublié Lizzy  ? Impossible. Le 20 octobre 2015, sur la scène de l’Olympia, la chanteuse américaine a le visage grave et les yeux humides. Un mois avant les attaques terroristes qui ont frappé la capitale française, elle décide d’interpréter « â€‰Elegie  », l’émouvante conclusion de son premier album Horses (1975). Sur les accords d’un piano funèbre, la poétesse multiplie les hommages. « â€‰C’est vraiment triste, que tous nos amis ne puissent pas être avec nous aujourd’hui  », déclare-t-elle par-dessus la musique. Puis, avec une régularité métronomique, elle commence àégrainer les noms des musiciens et musiciennes qui ont compté pour elle. Au fil de sa liste, des légendes disparues reprennent vie, suscitant les applaudissements du public  ; « â€‰James Marshall Hendrix, Jim Morrison, Janis Joplin, Brian Jones, Joe Strummer, Kurt Cobain, Lizzy Mercier Descloux  » Quand résonne le nom de la mystérieuse Française, accroché au panthéon éternel de l’Histoire du rock, les applaudissements cessent. Le silence est assourdissant.



Simon Clair

24 mars 2019
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