MAN-chronique n°9

Quand on se rend dans le bâtiment de la rue Thiers qui abrite le bureau de Catherine Schwab et l’atelier de moulage de Philippe Catro, on peut voir sur la gauche, en entrant dans la cour, un petit atelier, comme une maisonnette posée contre le mur d’enceinte, à l’abri du monde et pleine de surprises. C’est l’atelier d’Anabelle Palignac.
Anabelle dirige le service des travaux muséographiques et des expositions temporaires. C’est elle qui, entre autres, conçoit la scénographie des expositions du Musée. J’avais vu, la première fois que j’ai passé une tête dans son atelier cet automne, qu’elle travaillait à une maquette. Lorsque je suis revenue lui rendre visite, quelques semaines plus tard, la maquette était terminée. C’était celle de l’exposition prévue au printemps 2020 : D’Alésia à Rome, l’aventure archéologique de Napoléon III.
Anabelle m’explique comment elle conçoit la présentation des œuvres, comment elle organise le cloisonnement des volumes, comment elle choisit les divers éléments de la scénographie, palette de couleurs, vitrines, panneaux, etc. et enfin comment elle constitue l’équipe et les différents corps de métier qui vont « fabriquer » le décor de l’exposition. Elle a comme feuille de route la liste des œuvres, dressée par les commissaires de l’exposition (Corinne Jouys-Barbelin et Anissa Yelles, sous le commissariat général de Daniel Roger). Beaucoup sont déjà sur place, mais certaines vont arriver d’autres musées, en provenance de Paris, Compiègne, Rome.
Anabelle me parle de sa formation de céramiste — elle a enseigné et pratique toujours la céramique —, et de ses postes successifs au service des Sceaux des Archives nationales, puis au musée national de la Céramique de Sèvres, jusqu’à son arrivée au MAN en 2012.
Elle me propose aussi de suivre l’installation de l’exposition. Je ne me le fais pas dire deux fois.
Mi-février, je découvre la salle des Gardes du château, dans laquelle je n’étais jamais entrée. Ayant manqué l’exposition Henri II présentée au printemps 2019, je ne connaissais pas cette belle salle d’exposition, située dans le hall d’entrée du château. On ne la voit pas derrière sa double porte fermée, et la première fois que j’y suis entrée, le 18 février, je n’en revenais pas de découvrir encore une salle où je n’avais jamais mis les pieds, et dont je comprenais qu’elle donnait, par une porte latérale, sur l’escalier desservant la chapelle, bon sang ! ce château n’en finira pas de m’étonner.
Mais avant cela, j’avais vu dans l’atelier d’Anabelle la maquette qu’elle avait réalisée de la future exposition. En carton-plume, se dessinaient les cloisons, les panneaux de séparation, on voyait les circulations, les petites images qui figuraient les œuvres à venir.

Dans la salle des Gardes, ce matin-là, des seaux de peinture sont posés au bas des murs. Quatre panneaux de couleurs montrent les teintes qu’Anabelle a choisies pour l’exposition : un vert empire, un rose framboise, un jaune moutarde et un bleu ciel. Pour l’heure, c’est le vert qui domine, et un peintre a commencé à étaler sur les murs cette belle couleur de forêt profonde. Il recouvre la peinture qui formait le décor de l’exposition précédente. Tout change... Armé de son rouleau fixé au bout d’une perche, il avance vite, en expert habitué des travaux de décor.

Un assistant-décorateur prépare l’installation de boîtes de plaques photographiques qui seront encastrées dans la cloison. Anabelle veille à tous ces détails, allant comme une abeille d’un point à l’autre de la salle.
Dans la chapelle, les socles peints ont déjà été livrés. Ils sont entreposés sous la rosace, encore protégés par leur emballage plastique. En entrant dans la chapelle, je revois en pensée la scène vécue quelques jours plus tôt : j’ai assisté à la première répétition de l’ensemble Calliopée en vue d’un concert qui serait donné fin février dans la grotte d’Isturitz (j’y reviendrai dans une autre chronique) : les sons d’alto et de flûtes préhistoriques, de lithophone et de violoncelle ont laissé place au silence, traversé de larges faisceaux lumineux, mais il subsiste dans la lumière jaune le souvenir de cette étrange vibration. Le soleil entre à flots par les hautes fenêtres.

La communication entre la chapelle et la salle des Gardes, par le petit escalier en colimaçon que j’aime tant, est emblématique des circulations labyrinthiques du château, toujours surprenantes. L’escalier et ses fenestrons parés de brique rouge forment un sas parfait entre la majestueuse salle des Gardes en pleine effervescence et l’épure des lignes de pierre de la chapelle, désormais fermée au public pendant la préparation de l’exposition.

Les murs de la salle des Gardes ne seront pas seulement peints, ils vont également être ornés, et c’est Anna Belhalfaoui qui entre en scène, Anna qui va travailler à partir des cartons préparés avec Anabelle et choisir les motifs qui viendront donner au décor de l’exposition sa touche « Napoléon III ».

Pendant qu’Anna travaille, le peintre continue de couvrir les surfaces, après le vert, voici le jaune, puis le bleu ciel. Le rouge framboise est déjà posé sur les panneaux en demi-lune posés au sol et les cloisons qui se dressent çà et là. On dirait un jeu de Lego, l’assemblage des éléments semble un jeu d’enfant, le chantier a l’air infiniment désordonné, mais tout s’agence, prend sa place peu à peu, et un étrange ballet se joue dans l’espace de la salle des Gardes, on dirait que les éléments du décor se déplacent tout seuls comme dans ces petits films d’animation en accéléré où tout s’agite jusqu’à trouver sa place et s’y arrêter. La magie du château opère encore une fois, tandis qu’Anna couvre le bas des murs de ses peintures en trompe l’œil et de ses fresques d’inspiration XIXe. Ça sent la peinture, le mois de février avance vers sa dernière semaine, dans un mois ce sera le printemps...

Les vitrines d’époque ont été descendues du deuxième étage du musée, ce sont celles qui avaient été dessinées et réalisées spécialement pour la présentation des collections en 1867. Le piètement est en chêne. Leurs verres d’origine sont incrustés de bulles. Je ne sais si cela est dû à l’ancienneté du verre et à l’imperfection de sa fabrication, mais je pencherais plutôt pour une volonté des verriers d’« illustrer » ces vitrines, en provoquant délibérément l’inclusion de bulles de gaz carbonique. On obtient cet effet par réaction à des grains de soude par exemple. Je ne me lasse pas de contempler, sous la lumière rasante des spots qui éclairent le chantier, les myriades de bulles d’air qui émaillent les surfaces pas tout à fait planes, formant un décor irrégulier et subtil, qui passe inaperçu si l’on n’y prête pas attention. Ces magnifiques vitrines vont accueillir différentes pièces de l’exposition.

Des « fantômes » de papier kraft au format des œuvres, ou de petites photos de l’objet qui va venir s’accrocher ici ou se poser là, commencent à apparaître, scotchés sur les murs peints. Anna poursuit ses ornementations, de plus en plus sophistiquées. La reproduction d’une aquarelle de 1862 représentant le cabinet de l’empereur aux Tuileries occupe toute la surface d’un grand panneau-cloison. On y retrouve le bleu ciel choisi par Anabelle parmi les quatre couleurs du décor. Les vitrines prennent leur place, peu à peu elles se déplacent dans la grande salle et viennent occuper l’emplacement prévu... Anna peaufine les décors en trompe l’œil des panneaux, raffinant le travail sur les motifs inspirés du style éclectique du Second Empire, très porté sur l’ornementation, les couleurs vives, la multiplicité des formes.

Les objets provenant du Musée vont bientôt être installés, on attend ceux qui arrivent de Rome, du château de Compiègne. Le coronavirus a déjà envahi l’actualité, l’Italie comme l’Oise sont deux régions parmi les plus touchées ; mais les œuvres sont en route, elles devraient arriver dans les jours prochains. Tout s’apprête. Je viens tous les deux ou trois jours. J’aime l’atmosphère affairée et calme à la fois qui règne dans la salle des Gardes, le savant désordre du chantier, la bonne odeur de peinture, les occupations des uns et des autres. Début mars, on continue à aller et venir, les socles dans la chapelle ont pris leur place, les « cloches » en plexiglas sont venues les recouvrir.
Bientôt, on y placera les maquettes qui furent réalisées à l’ouverture du Musée, en 1867, soit pour reproduire les armes romaines : baliste (engin de siège pour lancer des projectiles), pont, catapulte ou les constructions gauloises (mur gaulois) soit, plus spectaculaires encore, les maquettes reconstituées. On pourra voir celle de l’attaque d’Uxellodunum (aujourd’hui le Puy d’Issolud, dans le Lot), dernier siège de la conquête de la Gaule en 51 av. J.-C., et celle du siège d’Avaricum (l’actuelle Bourges) en 52 av. J.-C., avant que la ville ne tombe aux mains des légions romaines qui massacrèrent toute la population.

Le légionnaire, mannequin créé par Auguste Bartholdi en 1867, accueillera les visiteurs à l’entrée de la chapelle, avec ses vêtements, son casque, ses sandales (les fameuses caligæ popularisées par les albums d’Astérix), sa cuirasse, son scutum (bouclier rectangulaire) et sa lance... Le père de la Statue de la Liberté s’est inspiré, pour reproduire les chaussures ouvertes du légionnaire, d’une véritable sandale romaine dont le MAN possède un exemplaire complet, exceptionnellement conservé. Provenant d’une fouille conduite dans le centre de Mayence en Allemagne, cette caliga découverte en 1857 fut offerte à Napoléon III par le musée de la ville, en 1863. [1]

Cette exposition, vous l’aurez compris, tourne autour de la figure de l’empereur Napoléon III et de l’impulsion décisive qu’il a donnée à la discipline archéologique. Ce que l’exposition va montrer, c’est cette initiative : une entreprise archéologique d’une ampleur inédite, conduite par l’empereur lui-même à la recherche des traces de Jules César en Gaule et jusqu’à Rome. La Commission de Topographie des Gaules, dont j’ai déjà parlé (voir chronique n°8), va en être le bras armé. Une attention particulière sera donnée dans l’exposition à la photographie, alors à ses débuts, qui va servir les desseins de Napoléon III et permettre de constituer un formidable fonds d’archives photographiques, déposées en grande partie au Musée.

Ce que j’aime dans cette histoire, c’est les pieds-de-nez permanents que viennent faire les événements à ceux qui tentent de les organiser ou de les diriger. Parti de la découverte d’Alésia et de la mise en lumière du génial proconsul Jules César, Napoléon III lancera une fusée qui lui échappera totalement et reviendra chargée de milliers de vestiges, exhumés de partout, issus des périodes les plus reculées de notre (pré)histoire, ouvrant sous les pieds des archéologues en herbe des gouffres remplis de temps et de mystère. Alésia sera découverte, mais aussi tant d’autres choses bien plus anciennes, et qui offrent des perspectives autrement plus renversantes.
Je ne connais pas bien Napoléon III, j’en ai l’image d’un homme qui a profité d’une situation (il était le neveu de l’empereur précédent) mais a néanmoins tenté d’en faire quelque chose. Il était sans doute attaché aux sciences, à l’architecture, à l’art, et bien sûr à son propre prestige, et il voulut certainement régner en monarque moderne, réformer, donner une impulsion pour transformer le pays et vulgariser le savoir. L’Histoire ne l’a pas placé au Panthéon des grands hommes d’État, mais il faut lui reconnaître au moins une qualité : avoir permis le développement des musées et en particulier la naissance du musée Gallo-romain (qui deviendra musée des Antiquités nationales). C’est ce parcours que dévoile en partie l’exposition.

Mais revenons au XIXe siècle, dans la salle des Gardes, le 11 mars 2020. Anna met la dernière main aux fresques au bas des murs, elle retravaille quelques ornements, cisèle des détails. Les premières pièces de l’exposition arrivent, depuis le centre des archives du musée. Corinne Jouys-Barbelin apporte quelques ouvrages, un grand recueil de cartes, divers documents de la Commission de Topographie des Gaules qui tous témoignent du grand élan dont je parlais dans ma chronique précédente, concentré sur les recherches du site d’Alésia : des cartes du site d’Alise-Sainte-Reine, reconnu alors comme celui d’Alésia, des relevés et des planches du fonds Flouest. Viendront plus tard orner les murs les portraits des beaux messieurs de la CTG : Félicien de Saulcy, Léon Rénier, Alfred Maury, Casimir Creuly, Jean-Baptiste Verchère de Reffye, Alexandre Bertrand...

François Ourth, le « socleur » qui a réalisé les socles et les lutrins en fer forgé qui vont recevoir les ouvrages, les adapte à la juste hauteur. Pince coupante et scie à métaux en main, il règle au fil des essais, en accord avec Anabelle et Corinne, la taille des lutrins qu’il a conçus et réalisés. Les belles vitrines en verre malfin (bullé) s’ouvrent et se referment sur les trésors de la Commission de Topographie des Gaules. Je voudrais bien tourner les pages de ces albums et suspendre l’installation, le temps de regarder en détail chacune des planches, déchiffrer les écritures cursives des légendes tracées à la plume, plonger dans ces volumes qui eux-mêmes creusent le passé, l’histoire, la mémoire du sol, au-delà du rêve d’un empereur.

Françoise Aujogue, la responsable du fonds photographique que je croise au centre des Archives, me propose de venir le lundi suivant : une séance photo doit se tenir dans la chapelle où les objets de l’exposition seront descendus, en particulier la maquette de catapulte. C’est Valorie Gô, la photographe du MAN, qui officiera. Françoise organise une fois par mois des campagnes de prises de vue d’objets, soit en interne avec Valorie Gô, soit avec un photographe de la Réunion des Musées Nationaux-Grand Palais (RMN-GP). Sont photographiés dans le studio-photo du musée les objets des collections, souvent ceux destinés à être prêtés, à l’occasion d’expositions en France ou à l’étranger.
La prochaine campagne RMN-GP aura lieu durant la semaine du 23 mars, au studio-photo : je pourrai y voir, me dit Françoise, plusieurs objets gallo-romains conservés au MAN. Je me réjouis d’y assister.
Pour l’heure, on attend des nouvelles des pièces en provenance de Rome, de Compiègne ; une légère inquiétude pointe quant aux lieux de provenance, dont les nouvelles alarmantes laissent penser que la crise sanitaire qui se profile pourrait retarder l’acheminement des objets. Les effets du petit coronavirus commencent à se faire sentir... Mais personne, au milieu de la semaine, n’imagine encore ce qui va nous tomber dessus. Pourtant, le samedi 14 mars au matin, le musée ferme brusquement ses portes. Tout est arrêté. Deux jours plus tard, le confinement est annoncé.

L’aventure archéologique d’Alésia entre en hibernation une semaine avant le printemps, et le musée se fige dans l’immobilité, derrière les grilles et la lourde porte rouge du château, désormais fermée. Le château a repris le rythme des temps longs historiques, plus rien ne bouge, le mouvement est stoppé net. Mais qu’est-ce que deux ou trois mois au regard des objets enfermés dans les collections depuis des millénaires, des dizaines, des centaines de millénaires ?
Revenir au musée est pourtant un idéal que je nourris, quelque chose de moi est resté là-bas, entre les salles de l’entresol et la chapelle, à l’image de mon carnet de notes que j’avais oublié sur une table dans la salle des Gardes lors de ma dernière visite et que j’ai récupéré in extremis, avant le plongeon du musée dans le grand sommeil.

Le montage de l’exposition reprendra dès que la crise sanitaire desserrera son étau, et en septembre, je l’espère, vous pourrez venir voir D’Alésia à Rome, l’aventure archéologique de Napoléon III.

12 mai 2020
T T+

[1Les informations concernant la caliga ont été empruntés à un article d’Hélène Chew, responsable des collections de la Gaule romaine (Le légionnaire chaussait du 44, MAN, 2019)