Marc Dugardin | Notations, variations, effilochures… 3

30 janvier 2021

Dans mon rêve de cette nuit, j’étais devenu aveugle. Et nous étions même, il me semble, plusieurs dans ce cas. Aveugles, donc ne devant plus voir, mais voyant tout de même ? Fermant les yeux alors, pour se conformer à cette cécité où le rêve nous plongeait. Le rêve, sa part de jeu, sa façon de brouiller le vrai et le faux… ?
Ou ce que brouille, à présent, mon souvenir du rêve, ce que j’en reconstitue ? Fiction, à partir de ce qu’on a cru voir, de ce que l’on n’a pas vu, ou vu seulement aveuglément ?

8 février 2021

Poème. Dans la tête (pendant une balade, puis une autre, un peu aussi pendant une fin de nuit écourtée !) plus que sur le papier, il a fallu du travail pour qu’il me satisfasse. Au bout du compte, oui, c’est cela, pas exactement ce que je voulais dire, mais cela qui, comme dans un rêve, est venu se dire. J’en suis le témoin, j’y suis à la fois le visiteur et le visité. Étrange. Ce n’est pas un remède, un baume, une roue de secours… c’est trop dérisoire pour cela. Et pourtant, cela laisse entendre quelque chose dont j’ai besoin pour vivre.

26 février 2021

Un retour à l’écoute de Kurtág, les décès de ces derniers jours (Lawrence Ferlinghetti, presque 102 ans, Philippe Jaccottet, 95 ans, mais aussi Joseph Ponthus, 42 ans), mon réveil ce matin sur la fin d’un rêve pas vraiment réjouissant, et…, et… cela a débouché sur un poème, cette fois plus âpre, plus heurté. Je constate, simplement, que je suis dans une série de poèmes sans titre mais aussi, ce qui est peut-être plus significatif, de poèmes sans je. Et c’est comme si, du coup, quelque chose m’enjoignait de continuer de cette manière, au moins pour ce cycle entamé, et dont je ne sais évidemment pas jusqu’où il ira.
S’il y a une force dans ce poème, elle se trouve sans doute surtout dans sa fin, qui est venue s’imposer sans discussion : alors / l’homme s’est levé dans le jour / comme un oiseau dissonant

23 mars 2021
Un merle était au rendez-vous, si je puis dire, tandis que je marchais il y a deux jours, m’approchant du parc Louise-Marie, avant de descendre, comme souvent, sur les quais de la Sambre. Décisif est le mot qui me vient ce matin. Porteur d’un poème qui s’écrira peut-être, ou ne s’écrira pas. Merle décisif, en tout cas, sur la branche où je ne le voyais pas, mais d’où s’élevait son chant.

29 mars 2021

Le poème s’est écrit, plusieurs jours après avoir entendu ce merle décisif, puis, hier, un autre poème encore. À rebours de ma lassitude (mais traversée par elle, sans doute, et griffée par mes tensions), vaille que vaille l’écriture se poursuit. Textes naissant souvent au fil de mes balades, qui sont ce qui me fait tenir, même si la motivation pour me mettre en route devient parfois difficile à trouver.

Lectures. J’ai délaissé les livres en attente, nombreux, pour entamer tout de suite les deux achats les plus récents, qui m’ont ramené au Rwanda, et au génocide des Tutsi. Là où tout se tait, de Jean Hatzfeld, déjà terminé. Et La traversée de Patrick de Saint-Exupéry. Tout cela au moment où un rapport sur le rôle de la France dans le soutien au régime hutu est publié. Accablant, même s’il écarte la thèse de la complicité de génocide. J’attends la suite des débats pour m’éclairer sur ce point. Mais en tout cas, l’obstination aveugle – ou cynique – de François Mitterand et de son entourage à l’Elysée ne souffre plus de discussion. Avec cette odieuse insinuation du double génocide, qui n’est évidemment qu’une tentative de camoufler les responsabilités de la France (et des génocidaires eux-mêmes, se déguisant en victimes) dans le génocide, celui des Tutsi, celui qui a réellement eu lieu.

Il y a certes eu des violences, voire des massacres, perpétrés par le FPR, cela ne justifie en rien un déni du génocide lui-même. C’est étrange, note Patrick de Saint-Exupéry, un génocide. On voudrait que la victime soit pure, qu’elle et ceux qui la représentent n’aient jamais commis le moindre acte répréhensible. On le voudrait ainsi parce que ce crime dépasse notre entendement et que nous avons un besoin vital de croire en l’humanité, en sa raison. Ce dont, justement, le crime de génocide nous déshabille.

1er mai 2021

Encouragé par Winnicott, sûrement – il se disait envoûté par les derniers d’entre eux, je viens de relire ça - je réécoute les quatuors de Beethoven. Sans ordre. Ce matin, sans y réfléchir, je choisis d’écouter le dernier disque de l’intégrale : le quatuor opus 74, suivi d’un des tout derniers, l’opus 132.
Me revient seulement alors, entendant le magnifique adagio molto de l’opus 132, qu’il s’agit – selon ce que Beethoven a noté sur la partition – de ce fameux chant de reconnaissance d’un guéri. C’est vrai, collectivement, on peut tout doucement se dire que l’on est guéri – en voie de guérison en tout cas - que la vie va pouvoir reprendre. Sans doute faudrait-il parler de convalescence plus que de guérison. Et rappeler combien elle est fragile, et que tout le monde n’en bénéficie pas, qu’il y a encore une situation terrible pour certains, en Inde par exemple. Et bien des souffrances inguérissables, si l’on parle d’autre chose que du coronavirus.

Rappel d’une citation de Christiane Veschambre, que j’avais reprise dans mes Carnets en novembre 2020 : (…) On se retrouve dans la musique. Qui est devenue la seule chose vivante. (…) Chaque fois que nous assistons à cela, c’est à chaque fois comme si un poème s’écrivait en nous, comme si nous assistions au mystère qui nous efface pour nous rendre vivants.

24 août 2021

À quel moment, dans quelles circonstances (sortie d’un rêve, moment de flottement au réveil, rêverie éveillée) m’était revenu le souvenir d’un poème de Celan ? – et ce dont je me souvenais était qu’il y avait, dans un arbre devant la fenêtre, des fruits qui, disons, n’y étaient pas à leur place, que quelque chose semblait là peu compréhensible.
Rapprochement avec ce passage des Journaux de Pizarnik que j’ai lus l’autre jour, dont j’ai recopié un extrait sur facebook ? Elle y parlait effectivement de l’aspect inexplicable de la poésie, et de cette large part de nous-même qui nous reste inexplicable (elle fait alors référence à Rilke).
Mais ici, dans ce poème sur lequel je retombe ensuite sans trop de mal (dans Poèmes, chez Corti, traduits et commentés par John E. Jackson), le passage auquel je songeais (C’est, c’est comme si le oranges se tenaient dans le troène), Jackson en a reçu l’explication par Gisèle Celan : Celan se trouvait alors dans une clinique psychiatrique, les malades jetaient des épluchures d’orange dans une haie de troènes, provoquant ainsi l’illusion d’un curieux hybride botanique. Il ne s’agit donc pas, comme dans ce qui m’est revenu d’abord, d’un arbre devant une fenêtre, mais ce n’est là qu’un détail sans doute. Mais surtout, on peut noter ici que l’explication, si elle peut être dans ce cas, utile, justifiée, n’entame en rien tout ce que le poème porte plus fondamentalement d’inexplicable.

… tout cela ne me serait pas venu à l’esprit (à la conscience) sans le rêve de cette nuit, ses traces ce matin : en rue, non loin d’ici, je rencontre ma mère, qui habiterait dans le quartier. Je la raccompagne chez elle. Je suis frappé par l’extrême pâleur de son visage. Une blancheur presque cadavérique ! Elle me parle, j’ai de plus en plus de mal à la suivre, je me rends compte non sans effroi qu’elle devient confuse, qu’elle perd la tête. Elle finit par se la couvrir, la tête, par se la cacher, sous un foulard qui la recouvre entièrement.
(dans la suite du poème de Celan : comme si le chevauché ne portait rien/ que sa / première / peau maternelle/ semée de taches / de mystère.

9 septembre 2021

Quelque chose de vif m’est venu hier, en écrivant à S. à propos du Concerto à la mémoire d’un ange de Berg. Une fois encore, ma fascination pour cette œuvre d’abord (et n’est-elle pas d’autant plus forte que j’y avais longtemps résisté, n’y trouvant pas un fil, ne cessant d’y chercher un fil, et c’est sans doute en renonçant à le chercher que j’ai pu, un jour, enfin, être emporté par l’intensité de cette musique et par tout ce qu’elle signifiait – si j’ose ce mot ici – et dont je ne savais à l’époque à peu près rien). Donc Berg - avec quelle part de travail, quelle part d’intuition, de hasard chanceux ? – a écrit un concerto pour violon avec pour thème une série de douze sons, qui démarre sur les notes des cordes à vide de l’instrument, et finit sur la citation d’un bref choral de Bach (Cantate BWV 60) que l’on peut entendre comme l’entrée apaisée dans la mort. Combien de fois ne suis-je pas revenu à cette miraculeuse histoire ! Car ce concerto - qui en est bien un, alors que Berg se refusait à répondre depuis longtemps à la commande qui lui était faite – sur la base, grossière pourrait-on dire, élémentaire en tout cas, du sol, ré, la , mi, devient une œuvre magistrale, incluant, dans son second mouvement approchant de la fin, la citation de cet air de Bach, l’inouï d’un chant qui semble avoir été composé pour se trouver là et permettre au concerto de se terminer dans un apaisement quasi lumineux.
Mais tout cela construit peut-être, trop déjà, un sens unifiant à l’œuvre ? Certes, je ne me base pas pour cela sur mes seules interprétations personnelles, mais aussi sur des analyses historiques, esthétiques, musicologiques multiples. Et peut-être n’est-il pas faux non plus d’insister sur le fait que Berg a écrit cette œuvre comme emporté par une émotion (un mouvement hors de lui !), liée à la mort de la jeune Manon Gropius, à la montée de la violence fasciste (1935) et même au pressentiment de sa propre mort (en décembre de la même année).

29 novembre 2021

Le cap des 75 ans est passé, discrètement. Et, ce jour-là, c’est l’écriture d’un poème qui s’est imposée. Pourquoi pas ?
Dans un courrier, une petite faute (ne manquait qu’une lettre) que je peux bien considérer comme un lapsus, m’a fait écrire que cette avancée en âge pouvait être considérée avec inquiétude ou avec joie selon l’ange de vue.
Une seule lettre manque, et beaucoup est suggéré…

30 novembre 2021

Retravaillé ce matin (pour peu de chose en fait, comme souvent), le poème écrit le 27 novembre.
Il boite toujours (c’est un poème…), mais cette fois, il me semble qu’il boite juste !


Sur remue.net, voir aussi notes... 1 et notes... 2

D’autres extraits des Carnets de Marc Dugardin ont été publiés :
Notes sur le chantier de vivre (2009-2013), avec des gravures de Nicolas Grégoire, coéditions Rougerie & Centrifuges, 2017.
D’une douceur écorchée Janvier 2016-Décembre 2018, suivie d’une approche par Vincent Tholomé, éditions Rougerie, 2020.

7 février 2022
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