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Francisco Goya, La Duchesse d’Albe, 1795 – Portrait de Charles III en costume de chasse, 1786-1788







elques mois ou quelques années plus tard, sur cette photo probablement prise au début de la guerre, posant debout devant un fouillis de végétation dans un uniforme clair dont les pointes du col portent toujours le nombre 21, le pantalon légèrement bouffant serré dans des bottes recouvertes de guêtres (ou jambières  ? houseaux  ?), un petit chien blanc àpoils courts étendu derrière lui, la tête auréolée d’un halo de lumière jaunie et passée, l’homme présentant àl’objectif les mêmes lèvres pincées, les mêmes sourcils hauts, les mêmes fines moustaches, les cheveux toujours soigneusement peignés, affichant le même regard lointain et vaguement hautain, peut-être àpeine un peu plus circonspect, un peu plus aguerri, c’est-à-dire non pas habitué ni accoutumé, mais dressé, endurci par les fatigues, les épreuves, les dangers du combat, et en même temps paradoxalement plus fragile et pour ainsi dire plus vulnérable, et déjàles épaules tenues moins haut (ou bien est-ce un effet de l’absence d’épaulettes sur cet uniforme  ?), la posture moins droite, moins conquérante, moins martiale : les bras ballants le long du corps, tenant une fine badine de bois dans la main droite, la gauche portant une alliance àl’annulaire, l’ensemble (chien, badine, uniforme, posture) faisant penser aux portraits les plus caractéristiques de Goya représentant, sur un fond de nature stylisé et presque uni, des membres des grandes familles de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie espagnole, hommes, femmes ou enfants, en costume d’apparat ou de chasse avec leur animal de compagnie ; tandis que sur cette autre photographie, non pas sépia mais d’un noir et blanc contrasté, divisée aux deux tiers par une marque de pliure horizontale distinguant nettement la partie supérieure de l’image beaucoup plus dégradée et ternie, le même homme (mais est-ce toujours le même  ? – il est permis d’en douter tant les changements sur son visage, dans son attitude, son maintient et sa contenance sont notables, comme si entre les deux documents, la guerre, un événement (mais lequel ?) avaient tracé une ligne, un sillon, une tranchée, une frontière infranchissable séparant irrémédiablement en deux les périodes de la vie d’un seul et unique individu, ou bien au contraire comme si le premier n’était en fait que le frère jumeau du second, semblables dans leur apparence physique, dans les traits, et cependant différents de caractère ainsi que dans certains détails de l’expression – peut-être alors en convalescence àla suite de cette blessure évoquée bien des années plus tard dans les mémoires laissées par son fils, lui-même devenu vieux, sans en préciser la nature ni la gravité, au détour d’une phrase anodine àpropos d’un voyage effectué dans le Meuse àla fin des années trente : D’abord le village de FLEURY où mon père avait été blessé, signalé par un petit tas de pierres sur lequel avait été fixée une plaque indiquant qu’àcet endroit il y avait eu un de ces villages de FRANCE comme les autres) est assis sur l’extrémité en partie éboulé d’un muret servant probablement de contrefort àune maison (son sommet s’abaissant avec régularité comme pour en soutenir la façade) dont on ne distingue que l’arrière-cour, un haut mur blanc et l’encadrement d’une porte, se tenant les jambes croisées, dans une position àla fois nonchalante, presque passive et cependant légèrement inconfortable, sa casquette (où n’apparaît plus le numéro 21) posée sur le genou gauche saillant àangle droit, portant cette fois non pas un uniforme de parade mais de coupe grossière en toile noire, lui aussi sans insignes permettant de distinguer grade, arme ou régiment, ainsi qu’un pantalon d’épais velours côtelé enfoncé dans de larges bottes, abandonnant en quelque sorte la pose aristocratique pour renouer par son allure avec ses origines paysannes : les cheveux plus longs, la raie moins appliquée, les deux mains réunies au niveau de l’aine, cet aspect presque négligé associé àla couleur sombre des vêtements comme en harmonie avec l’état d’esprit qui est visiblement le sien : l’air désormais non pas hautain mais encore plus absent, brisé, accablé, abattu pour ainsi dire, fixant l’objectif avec un regard àla fois traqué et empreint d’une tristesse secrète, d’une mélancolique distance, semblant adresser àtravers les âges un déchirant et muet SOS, exprimant àlui seul toute la vulnérabilité et la fragilité de l’espèce, sa tragique et immuable détresse, son désarroi, son dénuement face àl’infortune, àl’adversité et àl’absurdité du sort, son inguérissable et douloureuse condition, comme définitivement égaré dans un ailleurs lointain et inaccessible, errant àtravers quelque recoin terrifiant du réel, foisonnant d’atrocités et de violence aveug

14 mars 2012
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