Niels Hav | Poèmes
Attraper des lézards dans le noir
Pendant les tueries, au courant de rien,
nous nous promenions du côté des lacs.
Tu parlais d’Olivier Messiaen.
Et moi je m’intéressais à un corbeau
en train de picorer une merde de chien.
Chacun de nous est pris dans son propre piège
entouré d’une rigide coque d’ignorance
qui protège nos préjugés.
Les holistes croient qu’un papillon à l’Himalaya
peut d’un coup d’aile agir sur le climat
de l’Antarctique. C’est peut-être vrai.
Mais là où les chars font leur entrée
– où chair et sang dégoulinent des arbres –
il n’y a point de salut.
Chercher la vérité c’est comme attraper des lézards
dans le noir. Le riz est du Pakistan, les raisins
sont d’Afrique du Sud, les dattes … cultivées en Iran.
Nous soutenons le principe des frontières ouvertes
pour des fruits et des légumes,
mais on a beau se tortiller dans tous les sens,
le cul reste toujours orienté vers l’arrière.
Les morts sont enterrés au fin fond du journal,
pour nous permettre de nous asseoir en toute
sécurité sur un banc dans la périphérie du paradis
en rêvant de papillons.
Traduit du danois par Per Soerensen
Mon stylo fabuleux
Je préfère écrire
avec un vieux stylo à bille trouvé dans la rue,
ou un stylo publicitaire – de l’installateur électrique,
de la station-service ou de la banque, merci.
Pas seulement parce qu’ils sont bon marché (gratuits)
mais parce que je m’imagine qu’un tel petit matériel de bureau
fusionnerait mon écriture avec l’industrie,
la sueur des OS, les conseils d’administration
et le grand mystère de l’existence.
Autrefois j’écrivais des poèmes délicats au « stylo à encre »
– poésie pure sur rien du tout –
aujourd’hui j’aime bien le papier plein de merde,
de larmes et de morve.
La poésie n’est pas pour les mauviettes !
Un poème se doit d’être franc comme l’indice boursier
– mélange de réalité et d’esbroufe totale.
Trop distingué pour se salir les mains ?
C’est – presque – du passé.
Voilà pourquoi je surveille de près le crédit immobilier
et tous les papiers sérieux. Les valeurs mobilières
font partie de la réalité. Comme les poèmes.
Et voilà pourquoi j’affectionne tant ce stylo
de La Caisse d’Épargne, qu’une nuit noire comme de l’encre
j’ai trouvé devant un marchand de journaux fermé. Il sent
légèrement la pisse de chien et il écrit fabuleusement bien.
Traduit du danois par Per Soerensen
Papa me rend visite
Mon Papa mort me rend visite
et s’assoit comme avant dans sa chaise, celle que j’ai héritée, moi.
Alors, Niels ! dit-il.
Il est brun et costaud, ses cheveux brillent comme de la laque noire.
Autrefois, il trimbalait les pierres tombales des autres
avec son levier en ferraille et son chariot. Je l’aidai.
Là, il a trimbalé la sienne,
sans aide. Comment ça va ? il dit.
Je lui raconte tout, tous les projets,
les tentatives échouées. Dans l’autre chambre,
on voit dix-sept factures sur le panneau d’affichage.
Fous-les en l’air,
dit-il. Elles reviendront !
Il sourit :
Pendant des années, je m’étais astreint à une discipline d’enfer,
je passais des nuits sans sommeil à cogiter
... pour devenir quelqu’un de bien...
ça c’est important !
Je lui propose une cigarette
mais il a arrêté de fumer là.
Dehors, le soleil incendie toitures et cheminées,
en bas dans la rue les éboueurs crient entre eux
et en font un boucan. Mon Papa se lève
et va les regarder par la fenêtre :
Ils ont de quoi faire, eux, c’est ça qu’il faut.
Bosse, mon gars !
Traduit du danois par Per Soerensen
Arrive-t-il que quelqu’un refuse ?
Arrive-t-il que des policiers refusent
de collaborer ? Qu’ils refusent d’amener des gens
du Centre de traitement au milieu de la nuit ?
Refusent d’attacher un garçon effrayé
forcé à monter dans un avion ?
Qu’ils se souviennent d’Abolfazl, mort à Kaboul
ou du Somalien, qui disparut
après avoir été renvoyé à Mogadiscio ?
Arrive-t-il que la police refuse de détruire des familles
et d’emmener de force femmes et enfants en pleurs ?
Le sénateur a une carrière,
Le membre du Congrès a une carrière.
Le PDG a un salaire et une carrière.
Mais arrive-t-il qu’un subordonné refuse ?
Qu’un chef de service du Service d’immigration
dise Stop, et refuse de signer les arrêtés d’expulsion ?
Qu’un avocat refuse subitement de poursuivre en justice ?
Arrive-t-il que des employés du Service d’immigration
pleurent dans leur sommeil ? Arrive-t-il que le procureur général
vomisse de honte ? Arrive-t-il que le sénateur
ait soudain des regrets et téléphone
à ses enfants en sanglotant ?
Arrive-t-il que quelqu’un refuse ?
Traduit du danois par Marilyne Bertoncini
Epigramme
On peut passer toute une vie
en compagnie des mots
sans trouver
le bon.
Comme un pauvre poisson
enveloppé dans des journaux hongrois :
D’abord, il est mort.
En plus, il ne comprend pas
le hongrois.
Traduit du danois par Per Soerensen