Philippe Dollo | No pasa nada, 2ème fragment
"La mémoire est une des grandes perdantes de l’histoire d’Espagne."
Fernando García de Cortázar.
C’était une de ces "casas" massives de briques, construites dans le vieux pueblo de Carcavas, aux portes de Madrid. Ces bâtisses arrogantes et sans charme, à plusieurs étages, occupant tout le terrain, sauf pour un peu de gazon au devant et une petite piscine à l’arrière, ont commencé à remplacer à partir des années 80, les sobres petites maisons aux murs épais blanchis à la chaux, la toiture rouge dépassant rarement le rez-de-chaussée alors que le patio carrelé envahi de plantes apportait une douce fraicheur pendant les mois torrides de l’été Madrilène.
L’homme en approche de sa quarantaine, qui nous accueille en sortant de son 4x4 noir, est costaud comme un rugbyman professionnel. A l’opposé de 90% de ses compatriotes depuis que nous vivons ici, il n’est ni aimable, ni souriant.
En Espagne, il est rare d’être invité chez les gens, même les amis. On se retrouve plutôt en terrasse pour boire des "copas" tout en picorant des bons tapas. Ceci explique peut-être l’air maussade de notre hôte, car aujourd’hui, nous visitons son antre intime.
Malgré sa grande taille, la baraque parait bien plus exiguë une fois à l’intérieur, avec sa succession de petites pièces. Du grenier au sous-sol, littéralement tous les murs sont envahis de centaines de photos encadrées. Famille, vacances aux Baléares, mariages, enfants, communions, plages, épouse, skis, BBQ, la grand-mère en noir, la Tour Eiffel, la tour de Pise, la tour de Londres, partout les poses et selfies grands sourires... Dans la chambre à coucher surchargée, jusqu’au grand lit bleu ciel, le proprio bourru a même imprimé un autoportrait avec son épouse sur les taies d’oreillers !
- Vous aimez faire de la photographie ?
- Oui !
- Je peux faire une photo ?
- Non !
- Hola ! Nous lâche sa fille cadette allongée sur son lit rose, tout en tapant frénétiquement des deux pouces son téléphone rose également.
En descendant à la cave, les encadrements se font plus soignés, la disposition rigoureuse. On est dans la thématique du foot : du 100% Real Madrid ; notre lutteur pose régulièrement avec Zidane et les milliardaires en short du club.
En face de son atelier et du garage pour le 4x4, un bar tamisé bien équipé, cosy comme un pub anglais. Le gars esquisse un léger sourire de fierté.
- C’est ici qu’on se retrouve pour nos petites soirées entre hommes…
En plus des photos de ses amis au mur, le comptoir du bar est recouvert tout le long d’un drapeau aux couleurs de l’Espagne, celui avec le gros aigle noir franquiste au milieu. En face, couvrant le mur du sol au plafond, une grande bannière bleue de la phalange…
Je frissonne en me retournant vers le propriétaire. Son regard fixe qui ne m’a jamais quitté depuis le début de la visite, brille maintenant d’une étrange intensité…
Carnet de Carcavas. Avril 2017.