phrases du jour - 2002
Amélioration, parce que j’ai lu Strindberg. Je ne le lis pas pour le lire, mais pour me blottir contre sa poitrine. Il me tient comme un enfant sur son bras gauche. J’y suis assis comme un homme sur une statue. Dix fois, je suis en danger de glisser, mais à la onzième tentative je tiens bon, j’ai de l’assurance et de la perspective.
Devant l’éclair
sublime est celui
qui ne sait rien
La science est grossière, la vie est subtile et c’est pour corriger cette distance que la littérature nous importe.
La Semois est-elle, comme on le dit souvent, la Rivière de Cassis du poème de Rimbaud ? Elle mérite en tous cas de l’être, et pour moi elle l’est pleinement : en matière de dévolution d’une image poétique d’implication incertaine, le lecteur a pleins pouvoirs.
An dianav a rog a c’hanoun : l’inconnu me dévore. Seul un frère a pu inventer cela. La vieille langue, la mienne, l’ancienne passion des origines et des nombres, la science du Temps, le Temps de ce jour divin qui nous berce de son alizé. An dianav a rog a c’hanoun.
Tant que le mystère, au coeur anxieux de l’homme, revendiquera l’issue du chant ou du sarcasme ; tant que la langue française elle-même, au coeur obscur de l’homme, tiendra son office d’exorcisme...
un mot s’en va
il porte la faim
du coeur
un appétit
dans sa poche d’air
On attendait de M... qu’il nous apprenne à voir : il nous apprend à être. Face à l’accaparement généralisé, voici une leçon d’éthique, la profusion volatile de tout ce qui nous manque tragiquement dont on entend nous persuader que cela n’est pas - cette lumière qui [...] se fait [...] connaître dans le bref spasme [...] qu’elle accorde. On voudrait tout lire à voix haute, sur des places publiques, fussent-elles désertes. C’est un traité d’admiration, une bible d’antidésespoir, où la parole tire des choses leur sonorité silencieuse - prolongement, préfiguration rendant perceptible en elles le réel même, enfin - absolu, irréductible - , par quoi poésie et attention fondent une métaphysique du regard. La haie. La bille dans l’éclipse. Et une fois pour toutes, le sens des perdants.
à lire écrire dans l’attente, chronique de Ronald Klapka à propos de Christian Hubin
Si la masse de la prose contemporaine court toujours sur une erre classique, dépassée, homérique, c’est qu’on ne vainc pas instantanément une force d’inertie emmagasinée pendant trois mille ans. La réalité est ainsi faite qu’elle tend à nous échapper deux fois. D’abord dans les faits, qui excèdent le plus souvent notre discernement et notre vouloir ; ensuite dans la conscience qu’on en prend ultérieurement, qui projette sa clarté lointaine, sereine, sur les instants où l’on affronta le présent, dans l’incertitude et le tremblement. [...] Des infirmes, des sensitifs furent longtemps les plus qualifiés pour voir. Leur inaptitude aux luttes, aux travaux les tenait à l’écart, pensifs - c’est pareil
La création est réalité de la poésie ; la manifestation de sa mystérieuse et, pourtant, indiscutable évidence.
Où la philosophie cède le pas au désespoir, la poésie récupère la pensée ; car, il n’y a pas, en soi, de fin pour l’esprit tant qu’il y aura, émerveillé, un vocable pour la nier.
Dans EspacesTemps Michel de Certeau histoire/psychanalyse, septembre 2002, Mireille Cifali cite à ce propos cette question d’Edmond Jabès : "Toute grande pensée serait elle habitée par la poésie ?"
C’est dans l’écart entre le texte qui s’écrit dans la lueur des mots et la nuit matricielle antérieure au verbe que s’apprécie, intuitivement, par une incessante approximation du désir d’être dit, la mesure du texte.
Toujours la menace bestiale et sa pulsion de mort rôdent au fond de la société comme au fond de notre coeur, toujours la poésie élève contre elles sa conjuration d’amour.
Il m’est interdit de m’arrêter pour voir. Comme si j’étais condamné à voir en marchant. En parlant. A voir ce dont je parle et à parler justement parce que je ne vois pas. Donc à donner à voir ce que je ne vois pas, ce qu’il m’est interdit de voir. Et que le langage en se déployant heurte et découvre.
A la mort d’André du Bouchet j’ai écrit : "Relisant de lui quelques lignes, heurtant au muet comme à ce qui est ouvert, j’eus clairement cette pensée : ce dont je suis en deuil n’est pas qu’il me manque mais qu’il manque au monde. Aucune biographie, aucune bibliographie recouvrant son absence sous une masse d’informations ne peut venir à bout de cette présence. Parce que son existence poétique et réelle, son existence "poiétique" est un avènement de l’humain dans l’homme. L’essence de l’homme est à l’avant de lui-même, dehors -sur son écart- inscrit comme jour au centre. Se retrouver dans l’écart, c’est être, sans jamais s’insérer dans la bienfacture d’un système clos.
cité par Ado Huygens dans le collectif Henri Maldiney, une phénoménologie à l’impossible, sous la direction de Serge Meitinger
récit n’est que retour inabouti sur une perception première, fait pour ouvrir sur ce qui jamais ne recherche l’aboutissement
Le langage réalise, en brisant le silence, ce que le silence voulait et n’obtenait pas.
Le mercure est un métal dur, dense et fuyant.
Seul le réel est plus dur et plus troué, plus tronqué, plus sexué, coupant, mourant.
Écrire est plus proche du réel que parler.
Écrire est une matière plus dense que le mercure. Je fais revenir un visage que chaque confidence repousse plus loin de moi encore dans l’ombre, tant tout ce qui cherche à héler abandonne.
la route s’empare de qui, un instant, marche à son côté
Quand je dis quelque chose, cette chose perd définitivement son importance, quand je la note, elle la perd toujours aussi mais en gagne parfois une autre.
Ecrire c’est se faire l’écho de ce qui ne peut cesser de parler, - et, à cause de cela, pour en devenir l’écho, je dois d’une certaine manière lui imposer silence. J’apporte à cette parole incessante la décision, l’autorité de mon silencepropre. Je rends sensible, par ma médiation silencieuse, l’affirmation ininterrompue, le murmure géant sur lequel le langage en s’ouvrant devient image, devient imaginaire, profondeur parlante, indistincte plénitude qui est vide.
Les mots de l’écriture littéraire, par un procédé que les formalistes russes appelaient ostraninie - rendre autre -, retardent la transmission du sens et rendent cette transmission plus longue. Ce procédé permet de redonner aux mots la résistance qu’ont les choses elles-mêmes au toucher. Ma vision du roman et de la littérature en général se fonde sur cette théorie de l’ostraninie et c’est à dessein que je complique la transmission du sens.
Ceux qui viendront plus tard, ils appelleront qui manque. Celui qui manque est le plus vrai. Il n’a rien dit quand tous les autres ont parlé. Parlons seuls. Parlons de ce qui parle. Quelque part, l’amour cherche une sorte de pardon, un cheminement dans l’art nomade du monologue, - dans ce qui répond, se taisant.
écrire, c’est défendre la solitude dans laquelle on se trouve, c’est un acte qui ne jaillit que d’un isolement effectif, mais d’un isolement communicable
Gardez-nous la révolte, l’éclair, l’accord illusoire, un rire pour le trophée glissé des mains, même l’entier et long fardeau qui succède, dont la difficulté nous mène à une révolte nouvelle. Gardez-nous la primevère et le destin.
Ce qu’ils savent, ils le savent pour nous. Et ce que nous savons, c’est pour personne ou pour rien.
L’auteur lui-même, non le poète, est une tentation tôt consumée. Il se sait en excès et se retire. Le "je" est banni ou neutralisé. Personne ici ne parle, ne se découvre. Et moins que quiconque l’homme de passion, de rires, et de fureurs que nous avons aimé. Il est absent. Retiré jusqu’à l’invisibilité derrière la poésie la plus dépouillée, la plus nue, la plus silencieuse.
Continuons à jeter nos coups de sonde, à parler à voix égale, par mots groupés, nous finirons par faire taire tous ces chiens, par obtenir qu’ils se confondent avec l’herbage, nous surveillent d’un oeil fumeux, tandis que le vent effacera leur dos.
Lear est assis dans un coin et vous êtes la tempête
Le calme règne-t-il quand la tempête s’apaise ?
Non
Lear réclamait la justice et c’est à vous de la rendre
Souviens-toi de moi avant que je n’oublie mes mains.
Heureux celui qui peut faire avorter le feu dans la foudre
Nous sommes les arborescences qui fleurissent sur les déserts des jardins cérébraux.
Vous me demandez d’expliquer les raisons de l’échec ou de la réussite.
La chanson du pêcheur s’enfonce dans les eaux.
Il m’a laissé le soin de sentir un jour toutes ces correspondances dans la pensée dont l’exercice qui s’ensuivrait pour moi me ferait lentement découvrir ce qu’il vaut mieux devoir à l’expérience qu’à la leçon ou à l’héritage. Il m’a dit, mais c’était dans un tout autre temps, que les notions font en nous bouger leur balancier avec plus de douceur encore que les ombres, et qu’en suivant par la pensée leur mouvement on peut remonter jusqu’à elles. Il me souffle peut-être le souvenir de cette confidence puisque j’entends soudain sa voix former les mots. Il m’avait avertie que ces perceptions sont fuyantes à l’excès et que c’est la raison pour laquelle, pour la vigilance qu’elle réclame, leur écoute nous affine plus que tout autre exercice.
et écouter les bruits du jour
comme s’ils étaient les accords de l’éternité
Un livre doit dépasser son attente, ou bien il n’est qu’un livre.
Ce même n’est pas la mort et la poésie
N’en sait rien les mots sont devenus
Comme des stèles ........... et les sens contingents
Mais je vénère comment, par une supercherie, on projette, à quelque élévation défendue et de foudre ! le conscient manque chez nous de ce qui là-haut éclate.
Comment dire cela ? Il aurait fallu une manière accidentée que je ne possède pas, faite de surprises, de coq-à-l’âne, d’aperçus en un instant, de rebondissements et d’incidences, un style instable, tobogganant et babouin.
Nous demandons seulement un peu d’ordre pour nous protéger du chaos. Rien n’est plus douloureux, plus angoissant qu’une pensée qui s’échappe à elle-même, des idées qui fuient, qui disparaissent à peine ébauchées, déjà rongées par l’oubli ou précipitées dans d’autres que nous ne maîtrisons pas davantage. Ce sont des variabilités infinies dont la disparition et l’apparition coïncident. Ce sont des vitesses infinies qui se confondent avec l’immobilité du néant incolore et silencieux qu’elles parcourent, sans nature ni pensée.
Il faut toujours une séparation d’avec les autres gens autour de la personne qui écrit les livres. C’est une solitude. C’est la solitude de l’auteur, celle de l’écrit. Pour débuter la chose, on se demande ce que c’était ce silence autour de soi. Et pratiquement à chaque pas que l’on fait dans une maison et à toutes les heures de la journée, et dans toutes les lumières, qu’elles soient du dehors ou des lampes allumées dans le jour. Cette solitude réelle du corps devient celle, inviolable, de l’écrit.
C’est parce que nous sommes impliqués dans le monde qu’il y a de l’implicite dans ce que nous pensons et disons à son propos. Pour en libérer la pensée, on ne peut se contenter de ce retour sur soi de la pensée pensante qu’on associe communément à l’idée de réflexivité ; et seule l’illusion de la toute puissance de la pensée peut faire croire que le doute le plus radical soit capable de mettre en suspens les présupposés, liés à nos différentes affiliations, appartenances, implications que nous engageons dans nos pensées.
Mais quand, dans laquelle de toutes les vies
Sommes-nous enfin des êtres qui s’ouvrent pour accueillir ?
lève
immaturément ce qu’il est interdit d’écrire
Vivant et redescendu, comme une sorte de noyé du moi qui ne peut plus réémerger à la surface de son être.
Les hommes d’aujourd’hui croient que les savants sont là pour leur donner un enseignement, les poètes, les musiciens, etc. pour les réjouir. Que ces derniers aient quelque chose à leur enseigner, cela ne leur vient pas à l’esprit.
La poudrière de l’être intérieur ne saute pas toujours.
Comment nous attarder à des livres auxquels, sensiblement, l’auteur n’a pas été contraint ?
... comme si la peinture devenait une sorte de cérémonie du thé, mais pour les yeux - un art de laisser infuser les feuilles de la sensation dans l’eau du détachement ...
cité par Philippe Jaccottet, Le bol du pélerin
Écrire, c’est briser le lien qui unit la parole à moi-même, briser le rapport qui, me faisant parler vers "toi", me donne parole dans l’entente que cette parole reçoit de toi, car elle t’interpelle, elle est l’interpellation qui commence en moi parce qu’elle finit en toi. Écrire, c’est rompre ce lien.
Le feu brûlera toujours sur l’autel, et le prêtre aura soin de l’entretenir en y mettant tous les jours le bois du matin. Cet autel c’est le coeur de l’homme.
Le livre est le bois du matin.
La lecture l’incendie
C’est alors, et pas avant, que l’on cherche son style, qui n’est jamais qu’une manière de voir, accessoirement de dire, plus rarement encore d’écrire, lesquelles se déduisent d’une manière d’être dans le monde, que l’on ne choisit pas, lui, et d’autant moins qu’il a pris son visage de tragédie.
Un poète qui prêterait à toute chose visible ou invisible une égale attention, pareil à l’entomologiste qui s’ingénie à formuler avec précision le bleu inexprimable d’une aile de libellule, ce poète-là serait le poète absolu.
Que pour moi, les secrets du langage percés à jour ne livreraient en aucun cas ceux de la poésie. Il y a un demi-siècle maintenant qu’on s’est avisé que la poésie ne dépendait d’aucun support électif, et tel qu’elle se trouverait être solidaire de ses mécanismes. [...] Dans toute tentative d’élucidation du phénomène poétique, le litige de l’homme avec le monde qui le porte - aussi longtemps que ce monde sera ressenti comme objectif ] litige où fondamentalement la poésie s’enracine, ne peut à aucun moment faire figure de tiers exclu.
Voilà ce qu’est pour nous la littérature. Il ne s’agit pas tant de formuler des opinions, ni même des goûts, que de formuler n’importe quoi mais selon nous-même : donner notre rapport au monde, notre relation au monde.
Tout ce que tu écris, s’écrit dans ses limites, à l’intérieur des tiennes. Chaque feuillet te permet de les mesurer à celles que tu ne connaîtras jamais.
Un mot - tu sais : un corps. Lavons-le, peignons-le, tournons sa pupille vers le ciel.
Devenir l’inconnu de soi dans le décrochement du poème.
Le miroir qui m’a réfléchi l’Être a été le plus souvent l’Horreur et vous devinez si j’expie cruellement ce diamant des nuits innommées.
Nous vivons sous des cieux sombres, et il y a peu d’hommes. C’est pourquoi aussi il y a si peu de poèmes.
Les limites de mon langage signifient les limites de mon propre monde.
L’espace à soi pareil
Qu’il s’accroisse ou se nie
Soi-même alors se retrouver dans la claire indifférence de ce qui est emporté
Une légende chinoise raconte qu’un ministre des empereurs Han, s’étant égaré un jour dans les montagnes au milieu d’un épais brouillard, se trouva tout à coup en présence d’une stèle ruinée sur laquelle il parvint avec peine à déchiffrer cette inscription : Limite-des-deux-mondes.
Mais personne ne s’installe. Plus on avance dans le Nouveau et plus le décor est nu. Le mur de la pièce paraît gris ou jaunâtre comme la rue, et le plancher est une rue. Les chaises circulent sans encombre, rien ne tient en place.
C’est cette lutte continuelle entre la sensation qu’il faut conserver telle qu’elle est, qu’il faut faire entrer dans les mots, des mots qui la figent, des mots qui la déforment, des mots qui la grossissent, c’est cette lutte continuelle entre la force du langage qui entraîne et détruit la sensation et la sensation qui, elle aussi, détruit le langage. Le langage doit survivre malgré la sensation qui passe à travers lui et qui le déforme, comme la sensation doit survivre malgré le langage qui la rend extérieure, belle, etc. Toute la littérature est impliquée là.
Des yeux nouveaux, jetés un peu partout, changent l’aspect des choses offertes à la ronde, à la longue. Vis-tu en retard ? Crains-tu le regard du bois ? Évites-tu la pente ? Elle bourgeonne en toi.
En attendant l’annonce officiel du service, la compagnie se promenait sur la terrasse, le long de la Brillante, en regardant les herbes fluviatiles, la mosaïque du lit, et les détails si jolis des maisons accroupies sur l’autre rive, les vieilles galeries de bois, les fenêtres aux appuis en ruines, les étais obliques de quelque chambre en avant sur la rivère, les jardinets où séchaient des guenilles, l’atelier du menuisier, enfin ces misères de petite ville auxquelles le voisinage des eaux, un saule pleureur penché, des fleurs, un rosier communiquent je ne sais quelle grâce, digne des paysagistes.
Le théâtre est la poésie qui sort du livre et se fait humaine. Et, ce faisant, elle parle et crie, pleure et se désespère. Le théâtre a besoin que les personnages qui paraissent sur scène aient un costume de poésie et laissent voir, en même temps, leurs os, leur sang. Ils doivent être si humains, si affreusement tragiques, attachés à la vie et au jour avec une telle force qu’ils découvrent leurs trahisons, font sentir leurs douleurs et que jaillit à leurs lèvres toute la fierté de leurs paroles pleines d’amour ou de dégoût.
Si l’homme ne fermait pas souverainement les yeux, il finirait par ne plus voir ce qui vaut la peine d’être regardé.
Est bavardage une parole qui estime se suffire à être seulement énoncée, qui se contente d’être dite, quand toute pensée doit se concevoir comme le prélude à un non-pensable.