Pierre Antoine Villemaine | Nous avons appris non à parler, mais à balbutier
Nous avons appris non à parler, mais à balbutier (O. M.)
Calme plat aujourd’hui, la tête embrouillée il lisait à petite lampée l’épais roman qu’il traînait depuis trois semaines. Depuis quelque temps il ne pouvait lire que par petites tranches d’un quart d’heure puis reposait le livre et demeurait un long moment immobile, les yeux fixés sur le vide. C’est alors que des mots et des voix refaisaient surface, des bribes de phrases affluaient, des souvenirs incertains. Il divaguait. Ces moments étaient précieux car propices aux combinaisons les plus aléatoires, sans logique apparente, sans hiérarchie, sans souci d’ordre, où l’essentiel et le non essentiel étaient juxtaposés, entremêlés, imbriqués l’un dans l’autre. Il connaissait le pouvoir de séduction de ces combinaisons qui rapprochaient des choses éloignées les unes des autres, les ajustaient, les recomposaient, créaient de nouveaux liens. Passant d’une chose à l’autre, il erra un long moment puis se retrouva projeté au sud de l’Espagne médiévale, à Saragosse, dans une maison solitaire où assis dans sa cellule un vieil homme s’était retiré, et là dans le plus grand secret de la nuit, avec une concentration extrême, il commença à combiner entre elles un grand nombre de lettres, les déplaçait et re-déplaçait sans cesse, attentif à ce que produisait leur remuement. Et plus il regardait les lettres et plus les mots qu’elles faisaient apparaitre lui semblaient chargés de mystère. Assoiffé d’obscurité, il poursuivit ce jeu toute la nuit, et au petit matin il rejoignit enfin le vide.
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appelle je t’en prie
appelle doucement et profondément
fais-moi venir
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Au pays du Jutland - joli nom, n’est-ce pas ? Ce pourrait être le lieu de mon prochain roman. Ce nom fait résonner de douces vallées tapissées de velours qui se détachent parfaitement d’un ciel pur et sans mesure, où des nuages filent vers le lointain entraînés par la course des vents. Jutland est le pays des brumes qui vous transportent vers d’autres temps. Il pleut souvent. Il fait froid. Jutland n’est pas éloigné d’une mer grise aux vagues glaciales qui prennent d’assaut les rivages, y rejettent des morceaux de bois, du plastique et toutes sortes de choses. Sur une plage minuscule, deux personnes blotties l’une contre l’autre sont assises à même le sable. Elles sont là depuis le petit matin, à l’écart du bruit des hommes. Je les vois de dos. Elles ne se parlent pas. Leurs regards se perdent dans le remuement tourmenté de la mer. Qui sont-elles ? Sont-elles ensemble depuis longtemps ? Sont-elles plus que des ami(e)s ?
Qu’en penses-tu ? Quelle direction dois-je emprunter ? Dois-je continuer, leur donner un nom, leur prêter une histoire ? Mais peut-être préfères-tu les laisser ainsi, seules, abandonnées, apparitions fugitives, muettes et figées dans l’instant, mortes à jamais en un tableau ?
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furtives lueurs
frêles sursauts
ou brefs soulèvements
à la recherche d’une issue
fumerolles
ou forme agitée qui tente sa forme
hésitation - toujours !
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Sans souci de la route emporté par mon élan, j’allais et venais, le cœur léger. Autour de moi ce n’était que fête et bonheur, les gens étaient si gentils, ils souriaient, dansaient dans les rues, tournoyaient dans des rondes insensées, s’embrassaient. Le bonheur ruisselait de toute part. Un bonheur naïf et bon enfant. Je me surpris à participer à la fête. Je riais à la volée. Ce n’était pas mon habitude. Tous, nous baignions dans l’insouciante légèreté de l’enfance. Bien sûr chacun se disait qu’il avait bien mérité sa part de bonheur. Celui là parce que dans une vie antérieure il avait beaucoup souffert, cet autre parce qu’il avait rencontré l’amour, d’autres encore n’avaient aucune raison de se réjouir mais ils étaient heureux quand même. Allez savoir pourquoi. Sans doute était-ce contagieux. Tout cela était nouveau, très nouveau et contrastait avec la tristesse de l’hiver précédent. Il y avait eut trop de souffrances pour rien et nous en avions assez. Chacun avait abandonné plaintes et gémissements, tout le monde avait pris sur lui-même et délivré du lendemain, comme si la mort avait disparu, poursuivait allègrement sa route.
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Une note au soubassement nocturne s’était introduite dans la mélodie. Furtive, clandestine, surgissant de nulle part, telle une stridence elle déraillait, semait le trouble, telle une fissure elle défiait la belle et rassurante ordonnance, menaçait tout l’édifice. Sa tonalité inouïe ouvrait un autre possible, un autre monde peut-être. Elle était le grain de folie associé au thème qui devait en faire l’épreuve. Elle ne pouvait se développer et ne se reproduira pas. Elle était comme un reste, la survivance d’un monde entraperçu dont je n’arrivais pas à faire le deuil.
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Ce matin de belle humeur je me sentais plus léger que le monde. Où était l’erreur ? Le monde n’avait pas changé. Pourquoi cette joie inattendue et quand se dissipera-t-elle ?
20 janvier 2021