Pierre Antoine Villemaine | Quelque chose suit son cours

Quelque chose suit son cours... (S. B.)

 

les jours âcres
les injonctions inutiles de l’époque
œuvrent au resserrement du monde

la langue s’écaille
se contracte

les alluvions de mots contraints
les affects obligés
les sentiments épuisés
à perdre l’usage de la parole

*

Pas d’état de grâce ce matin. Une tristesse neutre, sans saveur, banale et médiocre se répandait patiemment sur le monde. Ce n’était pas seulement l’ennui mais une torpeur généralisée, un affaissement de tout désir qui n’épargnait personne. Il faudrait que je tente une sortie vers la vie, se disait-il, que je me porte au secours de mes semblables dans le besoin. A l’extérieur il pleuvait tristement, cette mauvaise pluie n’arrangeait pas son affaire et avec sagesse il décida de rester chez lui à l’abri. Une chambre chauffée en hivers c’est déjà beaucoup, se disait-il, et il s’aperçut qu’une fois de plus il se parlait tout seul. La tristesse sans nom des jours ordinaires s’était emparée de lui. Sans bonheur ni malheur, dans un présent sans horizon, il oscillait mollement entre espérance et désespoir. Il savait qu’il n’était pas seul mais que personne ne pouvait l’aider. Quelle erreur avait-il commise ? Comme tant d’autres il avait toujours rêvé de vivre modestement un bonheur calme et sans histoire. Loin d’être isolé, cet homme avait toute sa place dans les statistiques, il faisait partie de cette tranche des accablés dont la passivité désemparait. Alors pour éviter toute marge d’erreur, il s’arrêta de rêver.

*

Je songe à ceux qui n’ont pas de toit, à cet homme grand et maigre, encore jeune, au regard doux, la barbe rousse encombrée de débris de soupe ; la démarche incertaine il s’approche d’un fourré à l’écart dans le square et s’allonge sur le banc de bois.

*

Depuis quelque temps j’ai l’impression que je vois à travers les murs des maisons. Ce don est quelque chose de très nouveau pour moi. Je n’ai pas encore l’habitude et il faut que je fasse attention à ne pas troubler l’intimité de mes congénères. Je n’en ai pas le droit, ce sont mes voisins. Qu’ils dorment en paix ! Mes voisins, je les vois désormais avec un oeil neuf. Hier par exemple, je ne distinguais pas bien le visage enfoncé dans l’édredon de ce corps en pyjama à fines rayures qui dormait sur le ventre, mais je voyais très distinctement deux jambes démesurément grandes jetées hors du lit comme à la volée par dessus bord. J’hallucinais. Chacun voyage dans ses rêves, me dis-je. J’étais sorti tôt ce matin de la maison pour aller voir. C’était devenu mon ordinaire. J’avais un peu froid et regrettais qu’il n’y ait pas de neige. J’aime bien être seul dans la neige, dans le silence du matin, je m’y sens à l’aise, alerte, plus léger. Aux aguets j’avançais dans la rue déserte, pas un bruit, pas une parole. Mon regard s’aiguisait et je désirais percer mille secrets avouables ou inavouables. Qu’est-ce qu’il faisait celui-là seul dans son lit ? La solitude devait lui peser. Il avait une tête à se lever tard, encore un au chômage pensais-je, ou en congé maladie, allez savoir. Ce type n’était pas une affaire. Franchement désagréable, jeune encore il avait déjà une tête de vieillard, toussait tout le temps, ne disait jamais bonjour. Et voilà que je le découvre au petit matin, endormi, arborant un beau sourire d’enfant. De quoi pouvait-il donc rêver ? Je n’arrivais pas à mettre à jour le secret de ce sourire. Il faut croire que le regard ne suffisait pas. La déception s’empara de moi. Ce don d’outre-vue ne servait à rien. J’y renonçais immédiatement. On se croit un être élu et on s’aperçoit qu’on est comme tout le monde, sans plus de qualité ou de défaut qu’un autre, que j’aurai pu être cet autre, un être singulier, quelconque, digne d’être pleuré.

*

Vous est-il arrivé d’être déjà mort ? me demanda-t-il avec sa brusquerie habituelle. Cette question ne me surprit pas outre mesure. Avec le temps je m’étais habitué à ses enfantillages. Sans doute tel un maître zen essayait-il une fois de plus un de ses fameux satori afin de me déstabiliser ? La manœuvre était grossière, alors prudent, plutôt qu’ouvrir la bouche pour ne rien dire, je restais sans voix et sa question se retrouva bien seule. Un ange passa. Je rompis le silence. - Vous parlez à tort et à travers, dis-je avec emportement, vous parlez pour parler, vous dites n’importe quoi mais sachez que je ne me laisse pas facilement embrouillé, que je vois clairement votre petit jeu et où vous voulez en venir. - Et bien, vous avez de la chance, vous êtes bien le seul ! J’étais à la peine et il en profita pour asséner le coup de grâce. - Vous avez fini ?, dit-il avec une pointe d’ironie. - Oui, vous m’avez compris à merveille, répondis-je, mon histoire vient à peine de commencer qu’elle est déjà terminée. - Vous n’êtes pas sérieux... - Si, je suis très sérieux mais sur un mode, comment dire... désinvolte ? Je ne vous mentirai pas en vous disant que j’ai toujours été fourbe, espiègle et sans honneur, versatile à coup sûr, lâche sans aucun doute et qu’il faudra vous y habituer. Et puis pendant qu’on y est, je vous avouerai sans trop de honte, que je suis souvent pris par le vertige de l’inconsistance, que je ne construis rien mais que ce rien est précisément ce qui me construit, ajoutais-je avec une certaine emphase. - Eh là mon ami vous jouez avec les mots, méfiez-vous de vos formules réversibles. - Alors disons autrement et parlons d’un jeu infiniment léger avec le rien, qu’en pensez-vous ?

12 mars 2021
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