publie.net, lieu d’autonomie
Le n°83 de la revue Cassandre consacre son dossier à "la culture non-alignée" dans le cinéma, l’édition, le théâtre, les arts plastiques.
Nous remercions Cassandre/horschamp de nous permettre de reprendre ici un article sur publie.net.
Le 1er janvier 2008, François Bon ouvre publie.net, édition de littérature contemporaine et classique, avec cinquante titres : des classiques (La grande bretèche de Balzac, Rimbaud, Baudelaire, Hugo...), des écrivains reconnus d’aujourd’hui (Si la main droite de l’écrivain était un crabe d’Éric Chevillard, Littérature, politique d’Olivier Rolin, des essais de François Bon lui-même), des auteurs publiés dans la collection Déplacements qu’il avait dirigée aux éditions du Seuil. Aujourd’hui (début septembre 2010), le catalogue dépasse les 360 titres avec de nouvelles collections – « Art & portfolios », des ouvrages explorant les relations entre textes et images, écrivains et plasticiens – la distribution conjointe du fichier livre et du fichier audio, l’utilisation de liens hypertextes comme façon d’écrire et de lire indissociablement (Kill that marquise de Michel Brosseau, auteur qui fait appel à d’autres auteurs, toute une activité coopérative sur le web proposée dans un seul objet), au total un creuset où se rejoignent les recherches web et « papier ».
Un démarrage sur les chapeaux de roues et largement dans l’inconnu. Au début, sans isbn, sans dépôt légal – on sort des objets sans références dans l’univers policé des livres. Et de 2008 à 2010, publie.net est et reste l’explorateur, le petit éditeur en avance sur les gros, nouveaux formats (e-pub, liseuses en ligne), nouveaux supports – quantités de grosses ou petites machines à sortir de sa poche, à lire au lit, à connecter en tous lieux ou presque pour soutenir une rêverie, trouver une source, reprendre sa lecture où on l’a laissée, fichier qui s’ouvre sur la dernière page lue.
Et ce n’est pas fini, publie.net vit parmi les veilleurs à l’affût de toutes les nouveautés matérielles, logicielles, d’ergonomie écran, blogueurs s’épaulant, se citant, se critiquant, se nuançant, une agora au vu et au su de tous. Sans compter son association avec immatériel.fr, société en pointe dans la distribution et logistique de librairies en ligne.
C’est qu’il ne s’agit pas seulement de François Bon, loin de là, même s’il dirige clairement les opérations, même si son site personnel, tierslivre.net, sert de plate-forme de discussion, de lancement, de suivi, de mise en contexte des publications. Une équipe de dix à quinze personnes assume toutes les fonctions d’une maison d’édition.
Plus encore, les auteurs édités sont souvent des écrivains reconnus par la qualité de leur écriture quotidienne publiée sur leurs blogs, et sur ceux-ci on trouve les critiques développées, argumentées, que les journaux ne proposent plus, sinon rarement. De sorte qu’écriture et diffusion forment ensemble le même tourbillon, plus qu’une force d’entraînement, une énergie créatrice. La reconnaissance par les pairs à partir d’une même exigence littéraire, l’écriture comme invention du monde, est ce qui sous-tend et permet les coopérations, les créations, la diffusion. À peine trois années d’existence et publie.net est en train de devenir ce que furent, dans les années 50 et 60, les éditions de Minuit.
Mais à décrire les choses ainsi (une volonté d’éditer le neuf et les références, une maîtrise technique, le champ littéraire en cours de recomposition, une équipe éditoriale) on est encore, même si l’environnement, les techniques et les objets sont neufs, dans le décalque du connu, brave esquif littéraire sur les flots agités de la libre entreprise artistique...
Il y a de toute évidence transposition et ravivement de pratiques historiques – la coopération entre plasticiens et écrivains ne date pas d’aujourd’hui, ni l’appui réciproque entre écrivains de générations voisines, etc. Cependant deux aspects, liés entre eux, devraient faire comprendre la nouveauté de l’aventure et ses potentialités, ce qu’elle recèle d’enseignements pour les autres domaines de la création.
Premièrement, publie.net est ce qu’il faut appeler un « lieu d’autonomie » - un lieu de création et de diffusion que les écrivains se sont donné, qu’ils font vivre par la coopération, et qui se développe en dehors des pouvoirs politiques, économiques, idéologiques.
Deuxièmement, publie.net est une des émergences d’un écosystème complet qui redistribue toutes les cartes de la critique, de la reconnaissance, de la lecture, de la diffusion, de la production – de la rémunération, même.
Certes, l’autonomie est insupportable au moment où tous les pouvoirs, en crise de légitimité du fait de leurs comportements prédateurs, ne voient d’issue que dans le contrôle de ce monde qui leur échappe et de chacun de ses acteurs. Elle devient tout à fait inadmissible quand cette autonomie vous enlève les derniers prestiges qui vous restent et chantonne, d’une voix audible de très loin, que votre royauté est nue, nulle, inadvenue. Les gens du vieux monde le savent et agissent en conséquence. Les manifestations d’ostracisme sont abondantes. Dernière en date, une proposition de loi sur le prix du livre numérique [1] qui donne aux éditeurs classiques tout pouvoir sur la chaîne du livre, librairies, bibliothèques, en fixant prix, conditions, calendrier – ignorant même l’existence d’éditeurs purement numériques.
La lutte pour l’existence de la littérature, comme force d’autonomie, d’émancipation, on en connaît les prochains épisodes, les prochaines victoires : la découverte de textes et d’auteurs majeurs ; leur reconnaissance par les lecteurs et une critique libre à plusieurs tempi, à la vitesse de la lumière pour les premières réactions sur les blogs, à la lenteur de la lecture profonde sur d’autres ou les mêmes, en revues web ; la presse officielle sur papier qui publiera sur ses sites telle histoire étonnante et purement individuelle du nouvel auteur couronné qu’ils essaieront d’attirer dans leur système d’honneurs déshonorants.
Mais ils ne peuvent s’opposer au mouvement lancé, d’autant qu’il se nourrit de rencontres, d’inventions, de coopérations, de solutions qu’ils ne saisissent même pas.
Contrairement à ce que les acteurs dominants énoncent en criant à l’aide, au scandale, à l’effondrement du livre, on sait que les alliances entre éditeurs indépendants, web et papier, sont là pour que les livres vivent dans les deux univers simultanément et s’épaulent.
On sait aussi que, de plus en plus, les lectures, les performances, musiques et vidéos, toute la diffusion à ras-de-terre et les différents modes de relation entre œuvres et publics prennent appui sur l’accès aux textes via internet, sur les réseaux sociaux, sur le relais des événements en temps réel et même l’intervention des participants éloignés comme s’ils étaient là, etc.
Plus profondément, c’est le livre même qui change ; le livre n’est plus le livre comme surface plate et opaque, pages tournées l’une après l’autre, il devient un espace en trois dimensions, un volume dans lequel se mouvoir comme en esprit on se déplace dans une maison, escaliers, pièces jointes ou disjointes, et même passages soudain entre deux pièces à travers le mur.
Ainsi, la création de lieux d’autonomie, coopératifs et de nouveaux écosystèmes qui redistribuent les fonctions de production, de critique, de diffusion… recréent sans cesse de la coopération qui renforce à son tour l’autonomie et, dans le même mouvement, multiplient les possibilités de création.
Allez-y voir, c’est vivant.
Laurent Grisel, membre du comité de rédaction de remue.net, a publié récemment Un hymne à la paix (16 fois) sur publie.net.
[1] Projet de loi n°675, déposé le 8 septembre 2010 par Mme Catherine Dumas et M. Jacques Legendre, sénateurs. Voir http://www.senat.fr/leg/ppl09-695.html