Raymond Penblanc | Noces de givre

J’ai tout de suite été frappée par sa démarche, par cette façon de projeter son buste en avant comme s’il voulait échapper aux regards et ne laisser aucune trace dans la mémoire, ne nous livrant que sa silhouette, ses jambes longues aux pieds chaussés de brodequins de montagne, n’offrant de son visage qu’un profil assez dur au nez proéminent et la peau claire et encore lisse d’un garçon de dix-sept à dix-huit ans. Difficile de formuler ce qui m’est venu d’autre à l’esprit en le croisant, sinon qu’il n’est sans doute pas d’ici, qu’il doit s’agir d’un étranger, de quoi retenir l’attention alors qu’il aimerait bien se rendre invisible, n’ayant pourtant choisi ni le meilleur endroit ni le meilleur moment, seul sur cette route conduisant au village (au lieu de prendre à travers champs ou de couper à travers bois), dans la lumière encore vive de cette fin d’après-midi d’automne. À moins de ne pas craindre de se faire repérer, à moins que ce soit dans sa nature de se comporter ainsi, celle d’un garçon qui ne s’arrêterait jamais de bouger, qui n’existerait que dans le mouvement, comportement très actuel dont on rencontre quantités de spécimens dans les villes, où tout le monde court et s’agite sans se préoccuper des autres. Cependant celui-ci m’a vue, bien qu’il ait paru ne pas en faire cas, il m’a vue et il sait que je le sais, c’est pourquoi son regard, que je n’ai pas cherché à intercepter, s’est imperceptiblement décalé, a légèrement dévié de sa trajectoire, se croyant préservé. Ce que ce garçon ignore c’est que je suis aussi douée que lui pour feindre la distraction, il s’imagine sans doute que parce que je n’ai pas son âge (enfin, pas tout à fait), je ne possède rien de ce qu’il croit relever de sa maturité, avec ce que cela comporte de ruses et de compromis avec soi-même, que je suis encore une gamine, aussi naïve que facile à duper, en quoi il se trompe, ce qui ne m’étonne nullement de la part d’un garçon, y compris celui-ci, qui m’a l’air tellement sur ses gardes, tellement soucieux de ne rien livrer de lui-même qu’il pourrait atteindre cette forme de sagesse qu’on attribue à l’Indien peau-rouge auquel il me fait soudain songer, moins à cause de son teint que de ses traits, que je qualifierai volontiers de coupants, voire d’un peu frustes. Bref, il est loin d’être beau, et c’est sûrement ce qui le gêne, ce manque de grâce qu’il doit croire réservée à la partie la plus noble du corps humain, en quoi il se trompe là encore, car en se focalisant sur son visage il en oublie le reste, sa silhouette et sa démarche, toute cette vigueur, ce bel allant, par lesquels il accroche le regard, intrigue, et finalement séduit. N’empêche que je prendrais bien le risque de me retourner, ne serait-ce que pour me confirmer la réalité d’un certain nombre d’éléments que je me suis contentée d’effleurer des yeux, une veste matelassée entre gris anthracite et bleu marine, un jean velours légèrement plus clair, des cheveux bruns mi-longs qui doivent rebiquer sur le col et retomber en mèches ou en boucles sur un front bas, sans compter cette curieuse façon de balancer les épaules et de serrer les poings comme s’il était prêt à s’envoler, encore plus manifeste si on le voit de dos. De son côté, il en pense sans doute autant de moi. Ne suis-je pas une fille banale, sinon insignifiante et sans éclat, et n’est-ce pas pour ne pas s’encombrer d’une si piètre image qu’il a fait mine de ne pas me voir (même si je préfère encore cette feinte indifférence, sachant parfaitement ce que les garçons, même seuls, sont capables d’infliger à des filles même banales comme moi) ? Il y a dans la démarche de celui-ci, dans sa détermination comme dans sa volonté d’éviter tout échange, tout contact, quelque chose d’un peu rétif, mais de dénué d’agressivité, il n’est ni prisonnier des convenances, ni encombré de lui-même, comme ils le sont si souvent, ce doit être un artiste, c’est peut-être un danseur, un jongleur ou un funambule. Qui a peut-être tourné la tête après m’avoir croisée, qui aura modifié son allure pour se mettre à sautiller, à danser. Je n’ai pas pu résister cette fois, j’ai fini par me retourner, trop tard bien sûr, car le garçon a disparu, alors qu’il lui est matériellement impossible de le faire sans quitter la route, à moins de prendre à travers champs et de remonter ensuite par le bois de pins. Mais parce que je ne l’aperçois nulle part, ni de ce côté-ci de la départementale ni de l’autre, où la vue s’étend sur près de trois cents mètres sans rencontrer le moindre obstacle, j’en conclus qu’il s’est réellement mis à danser, mais à danser dans l’air, qu’il s’est volatilisé, comme un oiseau, comme un papillon, qu’il ne se rendait donc pas au village, et c’est à la fois tant pis (on l’aurait vu, on m’aurait renseignée) et tant mieux, car je suis la seule à l’avoir croisé et ce sera là mon secret.



Raymond Penblanc. Noces de givre , roman. À paraître le 23 mai 2024 aux éditions le Réalgar.

4 mai 2024
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