Retrouvailles avec les élèves

Septembre 2020. Après six mois d’interruption due à la crise sanitaire, Estelle-Sarah Bulle retrouve les élèves de CAP Coiffure du lycée Fernand-et-Nadia-Léger d’Argenteuil.

La différence avec l’année scolaire dernière, c’est que les élèves sont masqués, et moi aussi. Cela renforce l’impression d’indifférence que je crois lire sur leurs visages lorsqu’ils s’installent un à un à leurs sièges. Et malgré tout, leur regard n’est pas froid. C’est un regard qui sourit lorsqu’ils me saluent. Un regard chaleureux qui montre que malgré leur attitude codée, volontairement nonchalante, ils ne m’ont pas oubliée. J’ose leur dire qu’ils m’ont manqué et que j’ai été triste de ne plus les voir pendant six mois. Ils baissent les yeux, réagissent à peine, mais je sais que je suis entendue.

Je leur propose de consacrer la dernière demi-heure de mon intervention à un exercice d’écriture. Le sujet est évident : comment ont-ils vécu le confinement ? Comme l’année dernière et avec une belle uniformité, ils renâclent :

« Madame on n’a rien à raconter !
– Moi j’ai rien fait pendant le confinement.
– Moi c’était tous les jours pareil, ça va tenir en une ligne. »

Les professeures et moi tentons de les mettre sur des pistes :

« Ça a changé vos habitudes quand même. Déjà, vous ne pouviez plus venir au lycée. Et puis vous avez eu des parents, des adultes autour de vous qui ne pouvaient plus aller au travail. Vous avez vu les informations à la télé. Qu’est-ce que vous avez pensé de tout ça ? »

Les mots sont difficiles à venir. Ils gagnent du temps en fouillant les tréfonds de leur trousse ou de leur cartable. Fenza au premier rang, déniche une feuille A4 et se met à la réduire soigneusement, avec ses ciseaux, à un rectangle de la taille d’un petit carnet.

« Pourquoi tu fais ça ? je lui demande.
– Parce que ça me suffira pour écrire.
– Tu n’en sais rien. Tu réduis déjà tes possibilités en découpant ta feuille comme ça. Pourquoi tu te limites dès le départ ?
–,Je vous assure, ça suffira, madame. »

Sa voisine murmure : « Le confinement et depuis, c’est le bal masqué. »
Je saute sur l’idée : « Ah, voilà une image intéressante ! Un bal masqué, tu dis. Tu peux creuser cette image ? »

Elle hausse les épaules, pas convaincue.

Au fond de la classe, les garçons rigolent, bavardent, font tout pour ne pas écrire. Deux sur trois finissent par s’y mettre. Shehan refuse absolument. A la place, il se met à dessiner son voisin, de profil. Un dessin intéressant ; aux lignes un peu figées mais aux proportions exactes.

Les échanges continuent pendant qu’ils écrivent, puis deux ou trois filles se jettent à l’eau pour lire leurs quelques lignes. Elles parlent bas et avec le masque, leurs mots en sont presque inaudibles. Les garçons continuent à discuter entre eux, sans les écouter. J’arrive à obtenir un peu de silence. Il ressort des textes que le confinement a été surtout un temps de repli dans leurs chambres et sur les écrans. Ils ont beaucoup regardé d’autres jeunes faire des pitreries sur TikTok. Ils se sont téléphonés. Gloria regrette de ne pas avoir pu fêter son anniversaire comme elle l’aurait voulu, mais quand je lui demande si elle était seule pour le fêter, elle me répond qu’ils étaient quinze, en comptant les enfants. Je m’étonne qu’elle soit déçue de ce nombre qui me paraît acceptable pour un anniversaire. Elle me rétorque que sans le confinement, ils auraient été trente. Les garçons ont essentiellement joué à la console. Globalement, à les en croire, le confinement ne leur a pas spécialement pesé, même si l’ennui a fini par les gagner, au bout d’un mois.

Atem s’est efforcé d’écrire. Il commence à lire puis, butant sur les mots de sa feuille, continue à l’oral :

« Le plus important pour moi, c’était de continuer à être bien coiffé. Alors je me suis acheté une tondeuse et j’ai fait moi-même ma coupe, dégagée sur les côtés. »

Les garçons du fond s’esclaffent :

« Ah ! C’est pour ça que ce n’était pas bien fait ! »

Atem sourit, accepte les petites railleries : « Oui, et le problème aussi, c’est que j’avais peur de grossir. »

Ils sont tous d’accord là-dessus : grossir était un danger. Je m’approche de Nadège. Elle ne veut pas lire son texte mais accepte que je le lise à haute voix. Ses mots sont simples et ressemblent à ceux de ses camarades, mais le fait que ce soit moi qui lise installe instantanément le silence dans la salle. Je mets une intonation, une intention dans le petit récit, et cela change tout. Je m’en souviendrai pour la prochaine fois : avec leur accord, je lirai les textes des plus timides, en insistant sur mes effets (sans exagérer) : cela donne aussitôt de la valeur à ce qu’ils écrivent et suscite l’attention des autres élèves.

8 octobre 2020
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