Jean-Pierre Suaudeau / Le Lac

Jean-Pierre Suaudeau vit à Saint-Nazaire, il est instituteur - on a déjà publié dans la revue en ligne un extrait de "Jeudi l'après-midi" - on trouvera ci-dessous les premières lignes de "Le Lac", qui reprend la forme du journal pour bientôt la pervertir dans des moments où la prose se rassemble en éclats de poème :

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e-mail / courrier pour Jean-Pierre Suaudeau

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Une bande orange,
légèrement jaune,
ourle la rive nord.

N’arrive pas à partir,
à me détacher du lac,
de sa contemplation.

Comme si rompre là
allait tout ruiner.
La lumière baisse.

Le ciel ternit peu à peu.
Juste un disque lumineux,
tout à fait à l’opposé,
vers l’ouest.

Jeudi 7 février. Lausanne. Arrivé par le train, en milieu d’après-midi, dans cette ville presque étrangère puisque j’y viens, sans doute, pour la première fois. Au sortir de la gare, ai dû grimper la rue abrupte du Petit chêne (souvenir d’un bois que la ville a éradiqué ?) pour me rendre à l’hôtel qui, par chance, se trouve à deux pas du centre. Ma petite valise, moyennement lestée de quelques livres, et mon sac à dos, humble viatique, se sont d’un coup transformés en véritables impedimenta.

Devant l’hôtel, contre le mur, une pelle et un balai : en prévision de la neige je suppose. Chambre donnant sur cour, au troisième étage, avec ascenseur, d’un bâtiment à la façade rose.
Et d’abord, assis sur un des lits. Fatigué, hébété. Pas tant par la durée du voyage, le balancement du train, son vrombissement régulier, la scansion hypnotique des roues de la rame, que par mon inconcevable présence ici, dans ce pays honni, but pourtant de cette escapade dont la décision tenait à une publicité pleine page découverte par hasard, trois ou quatre ans plus tôt, en feuilletant un magazine, une invitation au voyage pour cette destination, précisément ce canton où se cultivait, disait le texte d’accompagnement, “l’art de perdre son temps”, surmonté du slogan : “Au pays des horloges, le temps s’est arrêté”, qui avait été comme un appel, un signe qui m’était personnellement adressé.
Puis, me suis approprié les lieux en y disposant mes affaires : pantalon et blouson dans la penderie, pull et sweat sur une étagère, chemises et tee-shirt sur une autre, chaussettes et slips sur une troisième, chaussons chinois sagement côte-à-côte dans l’entrée, livres appuyés contre le téléviseur, chemise cartonnée bleue sur la petite table, trousse de toilette dans la salle-de-bain (par terre ? dans le bidet ? sur le lavabo ? par terre), réveil sur le chevet, valise vidée sur l’étagère la plus haute du placard… Tout un arrangement rassurant, une appropriation mesurée donc, en attendant mieux. Le lit le plus près de la fenêtre m’a semblé d’évidence m’être destiné. L’autre lit restera inoccupé.
Ai flâné ensuite un moment dans le centre, labyrinthique, pour me familiariser avec cette ville montueuse car étagée sur plusieurs collines, au bord du lac.

Le lac.
Condamné donc à monter ou descendre sans fin les rues, ruelles, rampes, escaliers qui tissent la trame du centre-ville.
Seul au milieu d’inconnus. Spectateur attentif des visages, des lieux, de la ville. Sur mes gardes. Venu pour résoudre l’énigme, traquer le moindre indice. Et écrire. Une minutieuse déposition. Une histoire. Puisque je me suis assigné cette double tâche : enquêter, écrire.