Danièle Momont / La telle diversité du monde
(extrait d'un travail en cours)

 

 

 

 
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C'est sur ce site, il y a deux ans, que j'ai découvert Danièle Momont. Elle avait écrit un texte sur Marseille, que je trouvai fort juste et dont la langue me plut, rebelle à la classification.
Il y a de la ville et de la nature accouplées et désaccordées dans les textes de DM. Il y a ce grincement des sons que la syntaxe, courbée, tendue, essorée, fait entendre, et qui devient une musique.
Ç a va vite, ça file (pas doux pas droit), c'est tonique et revigorant, c'est joyeux, mais ça tord le cou à la satisfaction, à "l'ivresse grasse du sentiment".
C'est coloré comme du Buster Keaton qui aurait trouvé comment peindre le mouvement inimitable de sa marche, et la position de son canotier au-dessus de ses grands yeux avides.
Et d'où vient l'enfance qui soudain suspend la vélocité vorace de la page ?
Cette saisie des sensations, sans précaution, sans prudence.
Cette façon de retourner la laideur en splendeur et vice-versa.
Cette absence totale de mythification et de mystification.
Ces phrases brèves posées dans leur coquette affirmation. Et ces autres, là, longues, qui mettent en branle tout le tintouin de la ponctuation (points, virgules, points-virgules, tirets, parenthèses, doubles points, points d'exclamation).
Elle est drôle, la môme Momont. Elle est lyrique et décapée. Luxuriante et pauvre. Il est vrai, dit-elle, que "ma rue n'est pourtant pas ce tapis de roses".
Claudine Galea
Claudine Galéa vient de publier Les Idiots, théâtre

Danièle Momont / La telle diversité du monde

Ciel gouaché sur champ moutarde ; un avion dedans. D'où vient qu'à le voir diminuer contre le nuage rare on se sente aussi réduire ?

C'est dans la chaleur de juillet, l'enfant qu'on est qui parmi les éteules court où tout à l'heure la moissonneuse battait, l'enfant avec blé vert, mâchant remâchant la saveur dit-on de chewing-gum ; non ; le blé vert est fade et frais, vert rincé, il a goût d'air goût d'eau, l'enfant-là le sait dont personne ne sait la soif sous le grand ciel tendu, à qui ne suffit pas la chair vive, plus sa cheville entamée (les éteules), plus cette paille sous sa sandale avec réticences de tapis-brosse, rebroussée rompant sans pli plus loin, rétives éteules, leurs chalumeaux, ces chalumeaux des éteules et les mottes plus loin ô, friables, et reflue au large des trois bouleaux qui tressaillent, fûts pelant, à moins qu'entre leurs trois troncs rêches on n'entende, contre les écorchures on n'écoute, feuille à feuille le frisson coulis qui est la rumeur des choses (le soleil en piécettes (dans leur clignotement l'intermittence du monde ? ce serait forcé) en chacune qui, dentelée, rend un son d'aluminium), l'enfant donc au-delà des trois bouleaux reflue dans la résine coupée d'eau, la pâle fraîcheur l'odeur baignée, s'ouvre entrebâillant un livre et, nuque rincée sous les battoirs d'un thuya, sur son livre éperdument se penche et de ce que dans le livre l'enfant lit ses côtes craquent qui un jour cueillies là plus loin finiront ô friables.

Sur ma mer, madame, de brique et zinc viendrez-vous ?

Il y a des nuages à fond plat (s'il se trouvait des sommets, mais il ne s'en trouve pas, sans doute ils fatigueraient, abrasés par eux), ils sont en marche considérable, ils marchent en rangs et pour loin, glissent martiaux d'un bord du ciel à l'autre, contre le filandreux, le mucilage, sur ces vapeurs plus évanescentes qu'eux, bleutées, illusions presque et quasi mirages, mais celles-là dépeignées, mais celles-là cardées, unique entorse à l'ordonnance du paysage dessous de ceps en lignes et de sillons, de haies taillées, de roues de lin dans des champs au cordeau.

La force mêlée de l'habitude et des sentiments. Des vaches, leurs pis dont les veines sont grosses.

Dans ce château, madame, sous les ardoises déclives et sous les plafonds loin, leurs caissons où plient peints des ramages plus souples que ceux qui bouffent aux vitres, des queues courbes de paon, des aigrettes, entre brique et pierre viendriez-vous ? il y aurait des âtres.
Je vous suivrais à moins que je vous guide, dans des salles, vous rendriez, et moi, contre les carrelages du son creux, des sols dallés grands comme des tables de salin et ni plus ni moins qu'elles géométriques ou biscornus, miroitants, monteraient une fraîcheur, un goût de kaolin, une odeur de jatte ; ce serait les tables brutes qu'on longe, du haut-bout au bas il se passerait des secondes sous des roues pleines de bougies suiffeuses, et cependant que dans la bibliothèque à panneaux, madame, cependant que nous - la flèche là-haut de zinc crève la crème du ciel.

Du lierre autour des troncs les étoffe.

Des ronces violacées (le frôlement abusif de la ronce), des genêts des bourgeons. Des feuilles de chêne. Des feuilles en miettes, de chêne surtout, des chênes en troncs. Des débris végétaux, quelque chose vif dans les bourgeons gorgés.

Quoi de précieux dans leur topaze liquide, l'inclusion dans l'ambre du regard qui fait qu'on les écartèle et qu'on les cloue ? Ils leur ouvrent les cuisses, marquent en les renversant d'un pli épais l'arrière de leur tête qu'elles rentrent dans les épaules et c'est leur bouche au ciel, la grande bouche débondée, l'ouverture obscène. Ce bâillement de sacoche. Elles meurent au fond d'une musette, leurs longs doigts largement écartés, avec des frôlements de gomme et l'odeur de la vase.

Du lierre autour des troncs les étouffe, c'est l'ivresse grasse du sentiment.

***

Il y a une carrière en bord de voie, un puits fauve. La ferraille, autour, du travail des hommes. La marque de dents dans la chair de la pomme, un vertige d'ocre et ce tournis chamois.

De vieux cars en épis et c'est l'autre temps qui vient poissant, à fleur de marronnier, à fleurs mouillées. Et le cuir des bottines dans la cour, le sent-on ? les bogues. Un temps qu'on n'a pas connu mais de socque et pèlerine (de marron contre un brodequin frotté, leur double teint de sanguine, leur semblable acajou ; et luisante la pomme lustrée au tablier, les feuilles vernies du laurier comme elle cirées au torchon). Il y en aurait à dire pour que, dans les heurts de mauvais asphalte, une bille rende encore, moite, son goût de terrine.

Noter le lézard sur ciment, ses saccades, le yucca feuilles dardées. On est en gare de Machecoul dont on écrit le nom car il ne nous dit rien, ceux qui nous parlent on les tait.

Fer à fer qui crisse, train contre pont, rail et roue, pont dont le métal trépide, frémissants croisillons entre quoi la vue cligne, un paysage impulsé, la Loire étalée au couteau.

Au jardin de coquelicots... vous seriez petite, madame, et je vous en cueillerais !

Vient la joie giflée à l'embouchure d'une rue : la mer. La mer immédiatement. La mer avec éclat. C'est son épaisse barbotine pétrie, sa tôle. Elle tient du pavé, avec cela qui claquemure un peu comme d'une muraille vitreuse ; on la reconnaît - ses tout petits poissons que par milliers elle brasse avec un son de cuve. Elle est le plomb, la pâte battue, une boue, elle a le relief sourd. C'est la mer nébuleuse, la mer nette ou la malaxée, la feuille de zinc, la pommade opaline, la mer à l'évidence (des crêtes mates), et peu de dire qu'un souris reste à l'étude, après, des fanions, des bancs de vase mastic, du chenal dans toute sa largeur que tel cormoran qui l'occupe enfile dessous d'un bord l'autre. On décrète la rouille et le sel en croûte. Il y a de vieilles voiles qu'on hisse et rapièce dont la toile claque, de quoi sentir et des sillages. Le port (des affaires maritimes on ne conçoit rien sauf cela : qu'elles font active, font affairée la pierre des quais qui luit), du belvédère on le voit tout, ses pontons gondolant - on entendrait la cloche menue des grands mâts ballottés, elle ferait dormir à la sieste. Ou vient l'heure du clocher qui mieux qu'un pain de suif blêmit. Son reflet s'applique-t-il à plat sur le plan noir insinué comme des lames entre les pontons cuits et diluant à l'envers des néons, le recto sombre-t-il pour ce que l'eau garde en elle de très obscur à tel instant de règne nègre, de bitume, de nappe qu'on poisse puis retourne, de naphte, alors rien n'émet plus (sur les chaussées les gravillons peut-être sous les lampadaires ont des arêtes orange dur à l'aplomb d'étoiles qui brillent), rien sauf le bruit de la mer qui s'évase à la bouche d'une rue ouverte en bas sur la plage et, arrêtant que, car la lune est un peu là, en rêve debout sur une langue d'argent on cingle vers les Amériques, alors on va, et si le vent renflé vrombit vibre, l'oreille s'emplit, l'oreille encapsulée à rompre et cela enfle encore (à la tête cette pleine tenture de pattemouilles), alors on va, on va, alors l'Angleterre, ses falaises de meringue à raser pleins gaz sous soi levant, on va, un friselis chahuté par le roc, un frison démonté - elles, que l'usure filète, alors va, arborent des bancs de salicorne et des brèches (la coralline dessous les vagues nacrées, les vaguelettes, va, les rognons d'eau qui tintent comme un service de verres) et que sais-je d'en bouquets salés dont les feuilles croquent, va ! des morsures qu'on dirait de dents, des dents l'émail mais non l'éclat, elles neigent - ce sont des sternes ; çà, il reste la glace bleue.

Mais l'enduit des jours, les jours qu'on ne voit plus que peu ?

Il y a plus tôt les jeunes maïs, plus tôt le blé blond, souple et soyeux. Se sent-on jamais mieux que dans les blés déjà blonds, les blés non encore nappés par l'orage (l'orge est à bannir, chez moi c'est soil, n'ayant de la soie su que le cisaillement, ce qui dans la soie crisse et blesse), contre la clisse qu'à ras d'oeil font leurs tiges au fibreux de sisal avec, ici, de longues feuilles isocèles, ou bien là, qui collent ? mieux en boule que sous ce ciel frotté ? Où mieux se clapir que sous la nue de craquants épis, qu'entre les murs stridents si peu, au plein d'une mer qui chuinte et dont la houle en bruissant au vent de plaine fait à la plaine des dos qu'à voir courir dans leur grand froufrou on frissonne ? où, madame, que sur la terre brune, éperdument, où il faudra finir par s'oblitérer ?