Ronde de nuit 02

Deuxième station. Le théâtre

Le théâtre du théâtre [issu du journal céans] x De l’inutilité du théâtre [Alfred Jarry]

Soit la triade :

HISTOIRE < GENS > ESPACES

laquelle pourrait également être transposée ainsi :

TEMPS < DESTIN > ESPACE

où DESTIN représente, en deux, l’actualisation du passage du temps à l’espace, une espèce de kairos donc, le passage incarné de l’espèce dans l’individu, de l’informe sans borne, sans consistance, dans la chair finie, limitée, mortelle, ou de la forme à la fonction. Cette même proposition pourrait être également transcrite, voire, ainsi :

INFINI < KAIROS > « TERRE »

le kairos pouvant également représenter une sorte de porte d’entrée de l’infini flux vital dans son actualisation mortelle.

Cette triade, donc, de termes, serait utile si, comme d’habitude, chacun des termes ne redoublait, à un niveau supérieur (ou inférieur ?) le même enchaînement. En effet un lieu, quel qu’il soit, une salle du trône, une chambre royale, un jeu de paume, une chapelle, n’est-il pas déjà la concentration d’une histoire, de destins personnels et d’espaces internes, et ce à chaque fois, et ce à l’infini ?

Le décor est hybride, ni naturel ni artificiel. S’il était semblable à la nature, ce serait un duplicata superflu ... On parlera plus loin de la nature décor. Il n’est pas artificiel en ce sens qu’il ne donne pas à l’artiste la réalisation de l’extérieur vu à travers soi ou mieux créé par soi.

Il y a un théâtre à Fontainebleau : comme toute scène où s’agitent des masques en vue d’une portée éthique, le théâtre est pratiquement le sel même de la littérature. Il accentue la force du roman ou de la poésie en étant également un rite, impliquant donc une société, et de par le fait même, une politique. Il concentre en un lieu restreint les puissances qui dépassent les acteurs et leurs personnages : les dieux les agitent, les sentiments supérieurs, impérieux, les affligent, le silence et la mort sans cesse rôdent et menacent.

Or il serait très dangereux que le poète à un public d’artistes imposât le décor tel qu’il le peindrait lui-même. Dans une œuvre écrite, qui sait lire y voit le sens caché exprès pour lui, reconnaît le fleuve éternel et invisible et l’appelle Anna Peranna. La toile peinte réalise un aspect dédoublable pour très peu d’esprits, étant plus ardu d’extraire la qualité d’une qualité que la qualité d’une quantité. Et il est juste que chaque spectateur voie la scène dans le décor qui convient à sa vision de la scène. Devant un grand public, différemment, n’importe quel décor artiste est bon, la foule comprenant non de soi, mais d’autorité.

Mais le théâtre de Fontainebleau est bien à l’image du site entier lui-même : à la fois double (pour ne pas dire duplice) et, en quelque sorte, inachevé. Une petite Rome, reste une demi-Rome à jamais : une copie incomplète. Mais c’est précisément ce qui la rend si remarquable, et si favorable à la fiction — ou tout du moins à la réflexion sur la fiction.

Il y a deux sortes de décors, intérieurs et sous le ciel. Toutes deux ont la prétention de représenter des salles ou des champs naturels. Nous ne reviendrons pas sur la question entendue une fois pour toute de la stupidité du trompe-l’œil. Mentionnons que ledit trompe-l’œil fait illusion à celui qui voit grossièrement, c’est-à-dire ne voit pas, et scandalise qui voit d’une façon intelligente et éligente la nature, lui en présentant la caricature par celui qui ne comprend pas […]

Et, corollaire, n’est-il pas typique du fonctionnement (pour ne pas dire de l’essence) même du château de Fontainebleau ?

Le décor par celui qui ne sait pas peindre appro­che plus du décor abstrait, n’en donnant que la substance ; comme aussi le décor qu’on saurait simplifier en choisirait les utiles accidents.

[...]

Dans ces conditions, toute partie de décor dont on aura un besoin spécial, fenêtre qu’on ouvre, porte qu’on enfonce, est un accessoire et peut être apportée comme une table ou un flambeau.

9 mai 2022
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