Samy Langeraert | Journal d’un cat-sitter



1er jour
Tout s’est passé très vite. C’est une amie commune qui m’a recommandé. Je suis venu ici hier soir après plusieurs échanges par téléphone. Les locataires s’en vont pendant quinze jours, à la dernière minute, il leur fallait quelqu’un pour prendre soin du chat. Ils m’ont tout expliqué : les croquettes, la litière et les médicaments, le code pour le wifi, le local à vélo, le caractère, les habitudes du chat, qui est une chatte. « She’s a licker ». Elle a léché le poignet de sa maîtresse pendant un long moment, je la regardais faire. « Could you water the plant every two or three days ? Please help yourself to anything in the kitchen ! We don’t have a dryer, but there’s a laundrymat downstairs for quick drying… The printer never works… » J’essayais d’établir une hiérarchie, de séparer au moins les informations essentielles des accessoires, celles concernant le chat des autres, mais je ne faisais qu’absorber tout en vrac : quantité de sirop à mêler aux croquettes et horaires d’administration, emplacement des serviettes, fonctionnement du vidéoprojecteur, le thermostat est caché là derrière, sur le frigo l’adresse de la vétérinaire, sous l’évier la poubelle, encore une fois le digicode, la voisine a les clés en cas d’urgence, au moindre problème les tenir au courant, le chat s’appelle Asha, elle passe des heures sur le rebord de la fenêtre à regarder dehors. « She is a gentle cat… She is an old lady… She used to live in a bookstore… ». La longueur du couloir m’a étourdi. Ils m’ont donné les clés. Je n’ai pas oublié de leur souhaiter un bon séjour là-bas, où ils allaient.

3e jour
Il n’a fait que pleuvoir depuis notre arrivée. Je le sais pertinemment parce que les gouttes de pluie, ici, résonnent très fort sur les gouttières et les rebords du toit en tôle, on ne peut pas se tromper. C’est le bruit de fond sur lequel se détachent les autres, les bruits intermittents : miaulements et ronronnements et ronflements d’Asha, passage des voitures dans la rue, bruits de pas des voisins sur le palier ou à l’étage du dessus. À la fin c’est comme si les gouttes elles-mêmes tombaient dans le creux de l’oreille, d’où cette espèce de chatouillement fantôme.

4e jour
Elle ne fait que dormir, Asha. Et elle siffle en dormant.

6e jour
La chatte qui dort m’entend peut-être dans son sommeil taper sur le clavier, mais ce qu’elle ne sait pas, c’est que c’est d’elle qu’il est question dans le cliquetis des touches. Elle dort sur le canapé du salon, ou sur un fauteuil dans la chambre, parfois au pied du lit sur une simple couverture. Les raisons qui la poussent à s’installer ici ou là, je n’arrive pas à les comprendre. Pour l’instant, je l’observe, je recueille les données, je la regarde dormir, c’est-à-dire s’éveiller sans cesse et presque toujours ensuite se rendormir, à vrai dire elle ne reste pas longtemps dans l’un ou l’autre état, leur alternance est si fréquente qu’il n’est peut-être pas utile de les différencier.

7e jour
Asha la chatte
dort à mes côtés
je veux dire tantôt dort
tantôt ne dort pas
mais dort principalement.
Les tout petits morceaux de peau
morte sur ses poils noirs
montent et redescendent
quand elle respire
alors
comme elle respire
sans interruption, eh bien les miettes
de peau
sans interruption montent
et redescendent
comme de tout petits êtres blancs
vivants.

8e jour
Ici et ces jours-ci, dans cet endroit et dans ce laps de temps que je partage avec Asha et K., dans cet appartement qui nous (à K. et moi) paraît (à juste titre !) si grand comparé à celui où nous retournerons bientôt, le temps que je consacre à la lecture est nettement supérieur à l’autre, au temps dédié à l’écriture. Pourtant je m’étais proposé de rétablir un semblant d’équilibre, de reprendre des notes, de profiter de notre séjour ici pour faire « repartir la machine »… Mais le problème (l’obstacle à l’écriture) est posé par ces étagères de livres qu’il y a un peu partout, dans le couloir principalement mais pas seulement, des étagères avec des livres qui presque tous m’intriguent, m’appellent, demandent à être au moins feuilletés pour voir, et il arrive souvent qu’il y en ait au moins un dans la dizaine que je parcoure après le petit-déjeuner ou dans l’après-midi qui nécessite un examen plus minutieux, une lecture non plus parcellaire debout dans le couloir (ou le salon ou le bureau), mais linéaire et concentrée, dans une posture idoine (assis dans un fauteuil, au lit). Tout de même, je fais l’effort (minime) en cas d’interruption (page blanche, fin de chapitre) de retrouver cette page à moi, ce blanc sur cet écran, ne serait-ce que pour me justifier, comme à présent, de ne pas le noircir autant que prévu.

9e jour
À un moment ou à un autre, il faudra bien décrire Asha partie en galopant dans le couloir, à la recherche de la croquette jetée conformément aux recommandations de sa propriétaire. Il faudra bien tenter de mettre des mots sur cet énorme ventre quasi liquide qui se balance de gauche à droite et qui menace de se répandre partout sur le parquet.

10e jour
S’il y a bien quelque chose que j’ignorais jusqu’à présent, c’est l’existence des chats lécheurs. Je connaissais les chiens lécheurs, j’en avais fait les frais, mais jamais jusqu’ici un chat ne m’avait léché les poignets, les doigts et même les avant-bras comme celui-là. Les doigts et les poignets de K. l’attirent encore plus fortement et provoquent des crises de caresses linguales presque démentes. Cette petite langue râpeuse, je ne veux la comparer à rien. Pour une fois laisser quelque chose tranquille, ne pas dire qu’elle est comme quelque chose d’autre. Seulement et simplement une langue très fine qui râpe, qui râpe, avec application ou abandon, comment savoir. Et surtout, ne pas croire qu’Asha exprime là quelque chose, surtout malgré l’envie qui me taraude ne pas faire dire à cette langue rose et longue ce qu’elle ne formule pas du tout, et ne rien lire dans les petites traînées humides qu’elle laisse sur l’épiderme. Quand elle nous lèche, Asha nous paralyse, on ne peut plus rien faire d’autre qu’attendre qu’elle cesse de nous lécher.

11e jour
Il y a un grand silence qui plane dans tout l’appartement. Les voisins ne sont pas encore rentrés, K. est à la bibliothèque et Asha dort sans faire de bruit, sans même émettre ce petit sifflement qui lui est propre. Je passe méthodiquement en revue les livres rangés dans le bureau. Toujours la même histoire : ouvrir, feuilleter, tracer des yeux des diagonales, à la recherche de quoi ? Une suite de mots, un code, une formule imprévue qui provoquerait comme une excitation, mais un ralentissement aussi, le cœur ne battrait plus vraiment pareil, et alors il faudrait s’asseoir et redresser les diagonales, reprendre plus docilement de gauche à droite, de haut en bas, voir s’il n’y aurait pas d’autres séquences de même nature, et même peut-être des paragraphes entiers pour ralentir encore et prolonger ce battement inhabituel du cœur. Je n’ai rien pressenti jusqu’à maintenant et je commence à m’agacer de toutes ces pages écrites et imprimées pour rien, en tout cas pas pour moi. Par impatience je trace mes diagonales toujours plus vite et je soupire toujours plus fort en replaçant les livres sur l’étagère. « Pas ça, pas ça ! », « Encore du passé simple ! ». Il y a des jours où la recherche ne mène à rien. C’est peut-être mon cœur qui ne veut pas dévier de son rythme ordinaire, mes yeux qui ne veulent pas bien lire. Peut-être qu’il faudrait seulement m’asseoir sans livre et ne tracer des lignes qu’en l’air, pour rien, dans le silence, en attendant que les voisins reviennent, ou K., ou que le chat siffle à nouveau dans son sommeil.

12e jour
Je me demande ce que regarde Asha au juste à l’extérieur. L’immeuble aux briques turquoises et beiges ? Les pigeons sur le toit ? Ou la couleur pas très changeante du ciel ? La pluie est toujours d’actualité, et les nuages qui passent ne se distinguent pratiquement pas les uns des autres. Peut-être Asha est-elle sujette à une espèce de transe qui la fait regarder-sans-voir ? Mais que se produit-il alors en elle, que saisit-elle dans cette vision aveugle ? Elle est assise sur le fauteuil, juste devant la fenêtre : un petit sphinx un peu obèse, tout noir, qui ne bouge pas. « Asha, qu’est-ce que tu fais ? Qu’est-ce que tu vois dehors ? » Elle ne miaule pas. Elle nous ignore. Elle ne remue même pas la queue. Dans la stupeur du regarder-sans-voir, son corps semble vibrer. On peut apercevoir en s’approchant ses yeux mi-clos, d’où glissent de grosses larmes brillantes, et sous sa truffe humide une languette rose oubliée dehors. « Asha… ? » Elle se tient là bien droite sur le fauteuil, endormie-éveillée. Elle a déjà mangé toutes les croquettes du jour. L’eau dans son verre se ride, comme s’il soufflait sur elle un courant d’air.

13e jour
Ses yeux orange ou verts ou jaunes. Et dans le noir, deux lumières minuscules qui n’en sont pas.

14e jour
Après deux semaines d’observations, l’itinéraire d’Asha résiste encore à tous les pronostics. Va-t-elle choisir le fauteuil du salon plutôt que la couverture repliée dans la chambre pour s’assoupir ? Et va-t-elle laper un peu d’eau sur le chemin, et tant qu’à faire manger quelques croquettes ? Elle ne s’organise pas, Asha. Elle emploie son temps à sa guise. Elle n’hésite pas à s’installer (à se vautrer) sur nous, comme si nous lui devions notre chaleur humaine. Il arrive qu’elle préfère la solitude d’une chaise, d’un dessous de fauteuil. Ce chat, comme tous les autres chats, ne parle pas la langue française, mais il parvient souvent à nous communiquer des désirs simples par des miaulements qui sont en fait plutôt des grommellements, mais des grommellements amicaux, dont il ne faut pas s’offusquer. De brefs et légers grognements interrogateurs, gentils, mais insistants et de plus en plus rapprochés si nous tardons à réagir. Il faut ouvrir la porte. Il lui faut ses croquettes. Il lui faut son goûter, qui consiste en une toute petite poignée de ses croquettes spéciales (ses « friandises »), au thon ou au canard. Il lui faut des caresses, quelque chose le démange, il faudrait gratter là, et là. Nous finissons presque toujours par nous comprendre, le chat et nous. Je veux dire que nous finissons toujours par le comprendre un peu, dans les grandes lignes, et lui, je crois, ne trouve pas tellement à redire à ce que nous bredouillons devant lui, autour de lui, dans notre langue française.

15e jour
Il y a dans les mouvements du chat quelque chose d’à la fois improvisé et absolu. Il ne fait jamais un faux pas. Il ne peut pas se tromper. Ou bien, même s’il se trompe (mettons qu’il ait mal évalué la distance à laquelle une croquette est lancée dans le couloir ; ou bien qu’il essaie d’attraper au mur un reflet aussi agaçant qu’insaisissable), il se reprend d’une manière si gracieuse que son erreur ne compte pas comme erreur. Du fait de sa gestuelle irréprochable, ses erreurs n’en sont pas. Mais je m’égare en voulant suivre ce fil, car on ne peut pas vraiment parler à son propos de bons ni de mauvais mouvements, seulement d’une chaîne de mouvements délicats et sûrs, apparemment distraits mais d’une précision infinie. Mais je m’égare encore… En fait, quand je regarde Asha longtemps, je ne sais plus très bien ce qui se présente là au juste, ni même ce qu’est un chat à proprement parler. Toutes sortes de définitions oiseuses me montent à la tête comme autant de grosses bulles dans une bassine d’eau trouble. Je me dis par exemple qu’un chat est une machine à produire des mouvements parfaits. Ou je me dis qu’un chat est une espèce de trappe soyeuse dans lequel s’abîment toutes les inquiétudes possibles. Ou bien que dans la dimension particulière aux chats la distraction et l’attention ne s’opposent plus et produisent ainsi des effets de perception nouveaux. Mais je sais m’arrêter à temps. De ce chat comme des autres, il serait vain de vouloir faire le tour. Il faut accepter sa présence énigmatique et, simplement, soirs et matins, lui donner ses croquettes et ses médicaments, le faire courir un peu dans le couloir pour qu’il ne s’encroûte pas, le taquiner, le laisser se vautrer sur nos genoux et nous faire des croche-pattes, et plonger nos yeux dans les siens sans rien comprendre.

20 juin 2025
T T+