Kidi Bebey | Plafond de verre

Lorsque tu apprends qu’un nouveau poste plus enviable encore que le tien est proposé dans le groupe, tu hésites. Le travail à faire serait passionnant, la fonction a du chic, durant un éclair de seconde tu te vois tendant ta nouvelle carte de visite, ce serait quelque chose... Tu hésites malgré tout. Puis tu te lances – après tout pourquoi pas, tu corresponds au profil, ce poste est pour toi, personne à la ronde ne pourrait mieux l’occuper – tu postules avec le soutien de tes deux supérieurs directs. L’un des deux est François-Xavier, que tout le monde appelle FX. Vous avez eu, comment appeler ça, un petit problème une fois, ce dimanche où vous vous êtes retrouvé seuls par hasard au bureau, et où il a en quelque sorte dépassé la frontière, alors que tu te refusais à lui ? Une tentative, dirait-on, dont vous n’avez jamais reparlé et dont il ne s’est jamais excusé, c’est d’ailleurs cela qui te dérange quand il t’arrive d’y repenser de loin en loin, avant de remiser ce souvenir dans l’arrière-fond de ta mémoire, mais tout est oublié depuis longtemps n’est-ce pas ?
Tu pars en campagne. Tu fournis ton CV, tes diplômes, une lettre de motivation, la liste de tes nombreuses réalisations. Tu es connue dans la maison, mais tu veux jouer le jeu le plus honnêtement possible, comme tout le monde en quelque sorte, même si on sait que tu es la meilleure candidate. Officiellement, tout est bon. Les bruits de couloir ont une bonne résonnance également, on te le murmure, tu as toutes tes chances. À l’approche de la décision, tu es prête pour ton grand oral. Le jour J, tu entres dans le bureau d’un pas sûr, souriante, pimpante, tirée à quatre épingles comme toujours.
– Ah Maya, entre, assieds-toi.
Il y a d’abord un petit silence pesant, puis les deux hommes échangent des regards, sans doute pour savoir lequel des deux va parler le premier. Finalement ton supérieur direct, F-X prend la parole.
– Écoute, autant te le dire tout de suite, inutile de te faire attendre, en fin de compte on a donné le poste à quelqu’un d’autre. Franchement, vous étiez au coude à coude, mais voilà, il fallait décider.
Tu le dévisages sans comprendre. Ton corps se fige. F-X lui fait courir ses yeux d’un point à l’autre derrière toi. Il te faut un moment pour reprendre la parole. Tu finis par bafouiller :
– Vous voulez dire… Vous m’aviez laissé croire…
Tu te dis que tu dois avoir l’air assez pitoyable. F-X répond avec effort :
– Oui, on t’avait encouragée, on y croyait et je t’assure qu’on a défendu ta candidature auprès du DG et du patron des RH, mais voilà… Il y avait quelqu’un d’autre…
– Vous voulez dire quelqu’un d’autre à placer ? Balancé de plus haut ? Pistonné ?
– Oui, enfin non… Enfin… C’est pas tout à fait ça …
Il tente de s’éclaircir la gorge après cette maladresse. Pour ne pas laisser son collègue s’embourber, l’autre vient à la rescousse maladroitement :
– En fait nous étions vraiment pour, mais… 
– Mais il faut reconnaître que les échos de toi sont parfois défavorables, reprend cruellement F-X.
Tes yeux s’élargissent. D’où sort cet argument venu de nulle part ? Il continue à t’enfoncer :
– Tu sais comment les gens sont, ils ont besoin de se sentir soutenus, reconnus, pas seulement de sentir de l’autorité et de l’exigence. Toi, tu fonces, tu n’as pas forcément le temps pour ce genre de détail. Et d’ailleurs c’est vraiment ce qu’on apprécie chez toi, tu abats un travail formidable… Mais pour gérer des équipes, il faudrait peut-être autre chose, un peu plus de souplesse, de douceur… Tu vois ?
De la souplesse ? De la douceur ? Non, tu ne vois pas. Tu repenses à l’incident entre vous. S’agit-il de cela ? Serait-il assez mesquin pour se venger de ça, si longtemps après, parce que tu n’as pas cédé ce jour-là ? Ce serait fou. Tu avales ta salive. Tu as du mal à réfléchir.
– Et puis symboliquement, ajoute son collègue, on n’était pas sûr que tu aurais l’adhésion de tout le monde, tu vois ?
Non, tu ne vois pas. Et comme tu n’as vraiment pas l’air de comprendre, il va plus loin :
– Oui au départ on était vraiment, vraiment pour, reprend-il, nous ça ne nous posait pas de problème, mais les équipes… Symboliquement… On n’était pas sûr qu’elles étaient prêtes à ça, tu vois…
Tu as encore besoin d’explications.
– Symboliquement ?
Il détourne les yeux.
– Tu sais bien… On va pas te dessin… Quelqu’un comme toi, quoi… Personne n’est pas habitué à ça…
– À ça… quoi ? insistes-tu.
Ils détournent les yeux et là, d’un seul coup, tu réalises. Tu hésites, passant mentalement de l’incompréhension à la colère. Ce poste avait une telle importance à tes yeux. Tu as tellement travaillé pour l’obtenir. Il aurait été un aboutissement, le début d’une nouvelle page professionnelle à écrire. Mais tu viens de comprendre que la décision était indépendante de ces heures passées à accumuler de l’expérience. Ton autoritarisme supposé cache la véritable raison du rejet de sa candidature. Le prétendu symbole que tu représentes. Autre chose s’est joué, d’irrationnel et injuste, quelque chose d’innommable bien sûr et qu’aucun d’eux ne serait prêt à admettre… L’idée d’une femme à ce poste ? D’une femme pour diriger d’aussi haut ? D’une femme de surcroît… de surcroît noire… Non, tu te refuses à penser le mot qui résume ce dont il s’agit. Il est trop indigne, trop petit, trop pervers, trop dur ce mot. C’est à ce moment-là que tu détournes la tête. Non seulement parce que tu ne veux plus voir ces deux pantins cyniques, mais aussi parce qu’un sentiment d’accablement vient de te gagner. Personne d’autre que vous trois n’a entendu les mots de la comédie qui vient de se jouer dans ce bureau. Raconter, réclamer justice, trouver réparation ? Peine perdue. Tu ne pourras jamais t’en ouvrir à personne sans être aussitôt suspectée d’exagération. D’aucuns pourraient discuter : une histoire de couleur de peau vraiment ? Est-elle bien certaine de ne pas se tromper ? N’est-ce pas elle qui exagère, elle, la paranoïaque qui imagine et voit le mal là où il n’est pas ? Mais toi tu sais car depuis longtemps – depuis les blessures de ton enfance, quand ta communauté subissait le mépris des autres – tu as appris bien malgré toi à reconnaître l’humiliation derrière les apparences, cette brûlure si particulière qu’aucune déclaration de police ne suffira jamais à décrire. Par le passé, le fait même de rester en vie s’est révélé un acte de résistance dans ton itinéraire, alors non, tu ne t’abaisseras pas à nommer cette discrimination. La blessure ancienne pourrait ressurgir. C’est ainsi, tu as fait ta part et ils ont fait leur choix, finalement en dehors de tout critère logique. Ils ont choisi la petitesse et peut-être la revanche. Pour survivre, une fois de plus, tu vas devoir prendre de la hauteur car tu dépends d’eux ; à moins de partir, tu ne pourras pas avancer davantage. Comment pourrais-tu continuer à travailler avec ces gens-là dans de telles conditions ? Impossible.
À quoi ça tient ? Quelques minutes plus tôt, on échange tranquillement ou rit entre pairs. Quelques minutes plus tard, une barrière infranchissable s’est abaissée. Leur décision est prise, il ne te reste qu’à prendre la tienne. Rester ou partir ? Avec ton expérience, tu as toutes tes chances ailleurs… Le soir-même, tu écris ta lettre de démission et quittes l’entreprise. Je t’imagine sortant la tête haute, après avoir éteint ton ordinateur et rangé tes quelques affaires dans une caisse en carton, comme dans les films américains. Tu laisses derrière toi la part de ton orgueil blessé, pour aller chercher ailleurs ce que la vie va pouvoir t’offrir. Mais au passage, que de blessures accumulées.

18 septembre 2020
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