La violence est-elle l’avenir de l’humanité ? sera la question du jour.

« Ça a débuté comme ça », dit de mémoire Céline dans les premières lignes du Voyage au bout de la nuit, mais le sien, de voyage, c’était une terrasse encombrée de fumeurs et de buveurs place de Clichy, et le mien fut la cour intérieure exagérément vide de ce gigantesque établissement Jean Jaurès de Montreuil, qui m’impressionnait un peu - tout est trop grand ici, tout est trop haut, c’est près et c’est loin, on ne reconnait personne, tous les couloirs se ressemblent, et ils sont interminables ces couloirs, quand aller de la salle 202 à la salle 216 prend déjà 3 minutes. Il faudrait pour s’y déplacer rapidement avoir en interne des véhicules électriques. C’est un lycée aéroport.

On se dit que personne n’ira nulle part.

On pense que tout le monde ratera l’avion.

Et pourtant, oui, courant janvier il décolle. Et nous sommes dedans, la seconde 6, la seconde 3 et toutes les autres, de jours en jours, de semaines en semaines, c’est un vol régulier qui prend à son bord les irrégularités.

La violence est-elle l’avenir de l’humanité ?

Sera la question du jour.

D’un côté, le parti minoritaire, les transhumanistes qui pensent qu’un bel avenir attend l’humanité grâce aux nouvelles technologies qui nous permettront de réaliser toujours davantage de prouesses, vive la science, on trouvera bientôt des solutions à tout, notre cerveau réfléchira mieux et plus rapidement, nos yeux verront de nuit, notre sexualité cessera d’avoir cet arrière-fond d’agressivité quand sera enfin venue l’heure du post-sexualisme, plus personne ne va mourir, on vous l’avait dit, c’est minoritaire.

De l’autre, la majorité des gens, mais qui ne fait rien ou bien pas grand-chose pour empêcher la catastrophe (on aime en général plutôt bien le malheur, les désastres, les effondrements) si ce n’est dire Il y a une canicule cet été, il faudra s’y habituer, ce sera comme ça chaque été et ce sera même de pire en pire. Nous serions donc partis pour un genre de Mad Max en vrai. Un Mad Max appliqué. La collapsologie de Pablo Servigne. Pas simplement petit un malaise dans la civilisation mais l’effondrement de nos civilisations. Plus de pétrole et rien pour le remplacer. Plus de poissons, et rien pour les remplacer. Plus de travail, et rien pour le remplacer. Plus de police, les voitures sont en rade de mécanos ou d’essence, plus d’ambulances ni de pompiers, les crédits sont en berne, rien, ou du moins plus grand-chose, l’économie mondiale ayant fait son grand flop.

Perspective dans la foulée de guerre sournoise ou totale entre les pays du Nord et les pays du Sud. Puis guerre mondiale. Puis guerre civile tout court, quels que soient les gagnants.

Alors on parle de violence. De ses différentes formes que l’on passe en revue tout en sachant que la liste en serait sinon infinie, du moins très longue.

Panorama des violences.

Il y a

Les violences volontaires, les violences involontaires.

Les violences physiques, verbales, morales, structurelles.

Les violences domestiques, les violences liées à l’espace public.

Les violences qu’on trouve légitimes, celles qu’on juge illégitimes.

Les violences sociales, la violence économique.

Les violences entre gens, les violences entre Etats.

Les violences prévisibles, les violences par surprise.

Les violences sans auteur, celles avec auteur.

Les violences subies, les violences dont on est l’auteur.

Les violences perçues face à celles qui passent inaperçues.

Les violences au passé, les violences au présent.

Les violences imaginables, inimaginables, imaginaires.

La violence du haut vers le bas (répression /maintien de l’ordre), celle qui va du bas vers le haut (émeutes, les violences dites « grognes » /révoltes, révolutions).

Les violences littéraires – le choc de telle ou telle lecture -, qu’à chaque fois j’ajoute, parce que personne n’y pense dans mon petit public et parce que je crois que la littérature doit être violente. Pas de littérature sans violence. Pas d’expérience singulière sans violence. Bataille parlait de la haine de la poésie (autre titre de son roman L’impossible) justement parce qu’il aimait la poésie, et si j’étais homme de théâtre je détesterais sans doute le théâtre, et si j’étais romancier, mais non, justement, je n’écris pas de roman et allez savoir pourquoi, c’est peut-être parce que j’aime un peu quand même la littérature, sachant qu’à mon sens tout ce qui s’est fait littérairement de plus riche et de plus beau ces vingt dernières années a eu lieu presque totalement en dehors du roman. Exemple, Charles Pennequin, Pamphlet contre la mort, le poème Petit Papa est-il un poème (non), est-il une nouvelle (peut-être), est-il un roman (non), et est-ce que c’est de la littérature, oui, absolument oui, et les quelques pages que font ce texte enterrent bien des volumes de cette prose fastidieuse qu’on appelle en principe LITTERATURE en faisant semblant d’y prendre plaisir.

Pardon pour la digression.

D’autant qu’il est vrai que parfois quelques images éclairent mieux qu’un long discours.

Par exemple là, que s’est-il passé ? Eh bien c’est simple, le garçon, clac, il a tapé la fille.

Dixit un élève de seconde. Qui a vu ça. Et n’a pas trop aimé voir ça.

Quelques lectures

Comme dit Olivier Cadiot dans le premier tome de son Histoire de la littérature récente, « Il va falloir travailler ». C’est moche. On préfèrerait s’en passer. Tout le monde est d’accord, tout le monde comprend, personne n’aime ça. Mais quand même, misère, c’est embêtant parce que c’est vrai : il va falloir travailler.

Dans notre cas, on lit (c’est travailler).

Des passages d’Eléonore Mercier, le livre s’appelle Je suis complètement battue.

On lit donc des choses comme ça :

« C’EST UN APPEL AU SECOURS

JE VAIS PARLER DOUCEMENT PARCE QUE LES ENFANTS ENTENDENT

MON MARI EST DEVENU VIOLENT QUAND J’AI EU UN CANCER

AVANT, J’ETAIS GAIE »

Étrange d’en voir certains, certaines être pris de rires nerveux, soit que les horreurs semblent trop lointaines, soit qu’elles se trouvent trop proches.

On lit aussi des passages de FREUD, par exemple ce texte-là, extrait de Malaise dans la civilisation  :

« L’homme n’est pas cet être débonnaire, au cœur assoiffé d’amour, dont on dit qu’il se défend quand on l’attaque, mais un être au contraire qui doit porter au compte de ses données instinctives une bonne somme d’agressivité. Pour lui, par conséquent, le prochain n’est pas seulement un auxiliaire et un objet sexuel possibles, mais aussi un objet de tentation. L’homme est en effet tenté de satisfaire son besoin d’agression aux dépens de son prochain, d’exploiter son travail sans dédommagements, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser et de lui infliger des souffrances. »

Il faut expliquer « débonnaire » (caractère d’une personne qui fait preuve d’une telle gentillesse qu’elle pourrait quasiment passer pour faible), il faut expliquer « données instinctives » (la violence est en nous, elle est dans notre nature, nous arriverions donc à nous battre même au paradis), il faut expliquer « auxiliaire et objet sexuel possible » (on parle ici de relations sexuelles librement consenties), bref, nous sommes en milieu scolaire mais tout le monde comprend que quelque chose ne tourne pas rond dans l’humanité.

On explore ensuite des pistes plus structurelles, notamment celle-ci, de Georges STEINER, ce texte emprunté au Château de Barbe-Bleue :

« Il n’est pas exclu que l’augmentation spectaculaire de la densité de la population dans le nouveau milieu industriel urbain ait son rôle à jouer. Nous passons une grande partie de notre vie dans le coude à coude menaçant de la foule. L’espace vital, le besoin de s’isoler, subissent la pression gigantesque du nombre. Il en résulte une tendance contraire à « dégager ». (…) Sentant notre identité mise en cause par le suffocant magma de l’anonyme, nous sommes saisis d’accès meurtriers, du désir aveugle de foncer pour faire de la place. »

Pas question ici de trancher entre une conception essentialiste de la violence contre une autre qui en ferait plutôt une conséquence accidentelle, le but est juste de remuer des idées mêlées d’émotions afin d’aller doucement vers l’écriture.

Laissez parler les petits papiers

Et puis, voilà que ça écrit sur les violences subies, les violences dont a été témoin, celles dont a été victime.

La consigne est d’être bref et sincère.

Belle récolte, de classe en classe, de ces petites feuilles A4 toutes repliées, parfois en 2, le plus souvent en 8, la consigne est aussi de rendre les textes aussi anonymes que possible. Ecrivez ce que vous voulez, personne ne le saura.

Et alors c’est parfois très faible et c’est parfois très fort.

Le déroutant dans l’affaire c’est que quand c’est faible, c’est bon signe, la personne n’a aucun rapport avec la violence, elle avoue avoir pincé son petit frère il y a 5 ans, elle avoue avoir donné un coup de pied dans une porte le mois dernier, c’est mignon, c’est naïf ; et le problème c’est que quand c’est fort, ça va tout de suite assez vite assez loin, entre subir un viol collectif et se faire avorter, les agressions en bandes, les coups de pied dans la tête, les voisins assassins.

Et puis il y a ceux qui rendent feuille blanche. C’est ceux-là qu’on aimerait passer à la casserole. On ne peut pas. Tant mieux, tant pis. Mais les feuilles blanches, parce qu’elles sont largement minoritaires, intriguent toujours.

On va, dans cet atelier d’écriture, fouiller du côté du mal, aller vers les choses bizarres, et malheureusement, ça marche : du mal, on en trouve, des choses bizarres aussi, plus quelques feuilles blanches qui mériteraient sans doute d’être bien noircies.

Trois fois rien de pudeur

Alors, qu’en faire de ces choses improbables, ou parfois trop probables, qui nous gênent ou qui tout simplement franchement nous embarrassent voire nous dégoûtent ?

Elles furent d’abord vécues, puis ruminées, ressassées, puis maintenant écrites, à la va-vite ou soigneusement, avec des fautes ou sans, avec du cœur toujours. Mettons-les en voix, dans le cadre des classes théâtres du lycée, ce qui constituera le second volet de cette belle résidence montreuilloise sur des questions pas si faciles, ni pour les élèves, ni pour leurs enseignants, ni pour moi-même.

Philippe ADAM

3 septembre 2019
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