Mai

Samedi 2 mai
Ils sautent dans mon lit déguisés. Ils disent qu’ils se sont réveillés comme ça  : Antoine enroulé dans une cape gansée d’émeraude, Rita armée d’une épée. Ils hurlent : Tu nous reconnais ?
Au square, le soleil reflété par la joue de notre immeuble inonde et me ferme les yeux. Ébloui, je baille ; je me lève pour ne pas dormir. Cent pas couvrent mes chaussures d’une épaisse couche de poussière blanche. J’aperçois au coin de l’allée qui s’éloigne quelqu’un dont je suis presque certain, une fraction d’instant, que c’est moi. Moi est un autre que je laisse repartir.
Thomas passe prendre un verre et me parle des réunions OVNI Paris, du Flunch de la Défense. Je me renseigne : en réalité c’était à la cafétéria Casino des Quatre Temps, autrefois. Déjà une promesse le lieu. Mais c’est à la Maison des Mines, après-demain.

Lundi 4 mai
Il arrive que je n’y pense pas  ; c’est arrivé ce matin durant plus d’une heure. Je coupais le bois ; j’assemblais la maquette. Le son brutal du cloueur pneumatique alerte le corps, blesse, laissant l’esprit tout au fond.

Mardi 5 mai
Premier mardi du mois. C’est ma première « soirée Ovni ». La réunion, présentée par Jean Librero, porte sur l’Enlèvement de Pascagoula. Librero, Pascagoula, des mots inventés par des enfants. J’y vais avec Marie. Ça sent les huiles essentielles. Le président de l’association commence par faire le point sur l’actualité OVNI dans le monde  : de l’exploration de la face cachée de la Lune par les Chinois, à la photographie d’une soucoupe volante prise par le passager d’un vol vers la Russie, en passant par des découvertes sur les momies et le passage d’une météorite. Je prends des notes.
Le conférencier Librero nous présente ensuite le cas d’abduction de Pascagoula (Mississippi) : en 1973, deux ouvriers des chantiers navals Ingalls, Charles Hickson et Calvin Parker, pêchaient à l’embouchure de la rivière quand ils ont vu un étrange vaisseau clignotant descendre et approcher d’eux. Trois extraterrestres humanoïdes seraient alors sortis de la soucoupe et les auraient forcés à monter à bord pour leur faire subir des expérimentations médicales.
Dans l’assistance, rue Saint-Jacques, la tension monte, plusieurs auditeurs s’agitent. L’un s’agace des imprécisions de Jean, des lacunes de son exposé, du manque de logique de l’ensemble. Une femme lui reproche de ne pas parler de l’essentiel, les raisons de cet enlèvement, le but des extraterrestres... Elle intervient comme ça à plusieurs reprises, avec des questions qui restent à chaque fois sans réponse, car Jean l’orateur, lui, s’énerve  : il monte sur ses grands chevaux au moindre chuchotement. Je crois que Jean a peur d’être traité de fou, ou de voir la réunion phagocytée par de virulents sceptiques. Quant à la démente, de plus en plus rouge, elle achève de s’emporter en voyant le président de l’association prendre des photos ; elle rappelle en criant que la loi ne l’y autorise pas  ; elle finira gentiment expulsée.
La réunion se poursuit et Jean annonce fièrement qu’un rendez-vous a été pris sur Skype avec Calvin Parker, l’une des deux victimes de l’abduction, âgé de 19 ans en 1973. La visioconférence débute, embrouillée par l’accent du Mississippi, le délai de traduction, le brouhaha dans l’assistance, le décalage lié à la connexion, le son médiocre de l’ordinateur, etc. Tout se mélange. Calvin parle de sa seconde abduction, quand Jean parle de celle de 1973. L’auditoire est perdu. Car en effet, le vieillard dit avoir vécu une seconde expérience de « missing time » en 1993 durant une autre partie de pêche vingt ans après celle de 1973... C’est difficile à croire. Je m’y perds. Finalement, Jean, à bout de nerfs, épuisé par la traduction, met un terme à la conversation, en remerciant chaleureusement l’Américain.
La réunion se termine comme ça, brutalement. J’ai les joues en feu, je vais mettre un temps fou à trouver le sommeil.

Mercredi 6 mai
Les jumeaux ont six ans aujourd’hui  ; c’est l’âge à partir duquel je me souviens.
Le corps et la maison.
Le travail de Westermann est tellement sensible et beau – difficile de ne pas aspirer au même. Se méfier de cette fascination pour une époque. Ne pas en piller les icônes.

Jeudi 7 mai
Le coiffeur de Laval me parle d’une mèche qui serait blanche à l’arrière de mon crâne. Il insiste pour me montrer et agite devant moi un petit miroir brisé – je ne vois rien, mais le regard familier de l’inconnu assis derrière qui me fixe. En rentrant, je croise Carmela qui roule à toute allure dans sa Volvo  ; elle passe devant moi sans s’arrêter tandis que le soleil se couche.

Vendredi 8 mai
J’ai mordu l’intérieur de mes joues si fort que j’ai du sang plein la bouche.

Samedi 9 mai
La campagne est foncée, mouillée par la pluie. Sur mon front, mes arcades, mes paupières pèsent tous les nuages de l’atmosphère. Je fronce les sourcils. J’ai mal au fond des yeux. Margaux me conduit en fin d’après-midi à l’Intermarché. On parle pour la première fois du 21  ; elle évoque en se marrant une hallucination tandis que je commande un filet de merlu. Elle dit « une hallucination collective  ». Le poissonnier regarde l’œil du poisson, puis m’offre la tête, les joues charnues  ; « pour une soupe  » il me dit, et moi j’entends « soucoupe  ».
En rentrant, je prépare le dîner, le poisson cuit, mais la mayonnaise ne monte pas. Un peu plus tard, Margot qui vient manger avec moi s’en charge : elle ferme les yeux en battant les œufs et le mélange prend. On parle d’un site néolithique en Turquie dont je ne retiens jamais le nom  ; c’est une ville sans rue où l’on pénétrait les maisons par le toit. Margot m’apprend que les corps étaient ensevelis à l’intérieur, dans le sol, les banquettes, ceux des bébés sous le seuil. Je n’aime pas qu’on me parle des enfants morts.

Dimanche 10 mai
Je dégueule toute la journée. À un moment précis, je pense sérieusement que je vais mourir. Je lis avant de dormir une traduction de poésie canadienne Poils d’ivresse* : « Le sang jaune comme une lune. » Je pense et pisse lune.

Lundi 11 mai
Deux mois. Le temps passe quand rien n’arrive.

Mardi 12 mai
Il faudra écrire beaucoup pour être entendue

Jeudi 14 mai
Dans Le Portrait de la jeune fille en feu, les personnages font l’amour après avoir ingéré une plante hallucinogène. Les deux s’embrassent et quand Eloïse ouvre les yeux, on découvre ceux noirs de Marianne à leur place.

Vendredi 15 mai
J’appréhende de voir des gens ; je ne sais plus parler.

Dimanche 17 mai
Jean-Marc, le fils de l’un des quatre inventeurs de la grotte de Lascaux, me demande de raconter ma première visite de celle-ci, pour une page web hommage qu’il a créée.
J’avais huit ans quand "Les enfants de Lascaux" est passé à la télévision. Moi qui ne me souviens jamais de rien, je me rappelle une scène : les seins très beaux d’une femme. On l’avait regardé à l’école, avec les bonnes sœurs tout autour, c’était sulfureux.
Plus tard, à 14 ans, par l’entremise de ma grande sœur préhistorienne, j’ai pu visiter l’originale. Le souvenir des peintures s’est mêlé depuis à ce que j’avais vu avant et à ce que je ne cesserai de regarder après ; je me souviens mieux des sensations - le froid, l’humide, l’obscur - et de mon émotion : le grand vertige du temps, l’ancienneté. Et puis la culpabilité du privilège.
Beaucoup plus tard, je venais de terminer mes études de photographie, je réfléchissais à un projet autour de la grotte et de ses facsimilés, avec mon amie Camille. Nous avons rencontré à cette époque Simon Coencas et Georges Agniel - ce dernier était éblouissant. Après beaucoup d’atermoiements, j’ai écrit un roman, intitulé Grotte, le récit fantasque d’un gardien de grotte préhistorique qui vit reclus sur une colline (paru en 2014, Grotte sera réédité à l’automne).
J’ai publié trois romans ; je suis plus ou moins écrivain. Dans mes textes, il est constamment question d’un passé présent, qui affleure et parfois surgit. J’en conclus aujourd’hui, un peu brutalement, en écrivant ces lignes, que je n’aurais pas écrit si je n’avais pas visité Lascaux.

Lundi 18 mai
Je relis Grotte. Je ne l’ai pas fait depuis la parution (excepté des extraits publiquement). Je ne m’en souvenais pas. J’hésite à intervenir. On a décidé de ne rien toucher.

Mardi 19 mai
Je vais chez le frère de mon père pour tirer au sort une gouache. À la mort de ma grand-mère, chacun a pu récupérer un objet à elle ; j’ai demandé cette petite peinture sur papier accrochée dans son salon depuis toujours. C’est une vue de bord de mer. Ma cousine la voulait aussi. Mon oncle a fait un genre de repro, et aujourd’hui on tire au sort entre la copie et l’original. Je trouve ça sordide, renonce, mais ça la gêne. Finalement à pile ou face, je perds et repars avec une impression minable glissée dans le cadre d’origine.

Mercredi 20 mai
Marie m’envoie Sur le globe d’argent, un film d’Andrei Zulawski dont le tournage a débuté dans les années 70, s’est poursuivi dans les années 80 pour ne jamais aboutir. Il a été remonté récemment avec des plans additionnels tournés dans le métro (où ?) : une voix off souterraine décrit avec sobriété les séquences manquantes.
C’est un film de science-fiction : des astronautes arrivent sur une planète semblable à la Terre. Leur descendance croît de façon extraordinaire, tandis que l’un des leurs, un seul, leur aïeul, ne meurt pas. C’est justement l’adaptation par le cinéaste du roman d’anticipation célèbre en Pologne de son arrière-grand-père.

Vendredi 22 mai
Je poursuis le journal de l’autre : Mars Mars sera un roman, un journal fictif tenu durant une année, de mars à mars. J’oublie parfois que je ne suis pas cet homme. J’en parle avec le voisin ; lui dit "c’est comme le travail d’un acteur".
J’alterne l’écriture et les relectures de Grotte pour la réédition ; c’est tellement moi qu’à la fin des adjectifs je voudrais mettre un "e".

Dimanche 24 mai
J’écris sur des rushs de Julien. Il me demande des crimes et j’envisage toutes les combinaisons possibles : je choisis « une femme tue une femme ».
Je me demande si c’est un féminicide.
Une femme tue une femme, c’est rare.

Mardi 26 mai
Mon agenda a disparu

Mercredi 27 mai
Ce ne sont pas mes poèmes

Jeudi 28 mai
J’ai un entretien téléphonique avec une journaliste du magazine du CNES (Centre national de études spatiales). Je lui parle de la parenté très forte qu’il y a pour moi entre le passé lointain dont nous venons, et l’Espace immense que l’on aspire à explorer. Je comprends un truc. Le présent commande, on s’évade.

Vendredi 29 mai
À Saints un renard arrêté au milieu du pré.
J’imagine une histoire : dans le monde le temps passerait de plus en plus vite. Ce serait peut-être une simple impression.

Samedi 30
Hier la mère de Charlotte a vu un OVNI ; cette dernière m’envoie une photo.

8 juin 2020
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