MAN-chronique n°4

La preuve par deux mammouths

J’ai rendez-vous le 23 octobre avec Catherine Schwab, conservatrice en charge du Paléolithique au Musée. Elle vient d’emménager dans son nouveau bureau, installé dans un bâtiment à l’allure de dépendance champêtre, à l’extérieur du château. Catherine Schwab, autant le dire tout de suite, a la préhistoire chevillée à l’âme et au corps. Elle est occupée par son sujet comme on peut l’être par une passion dévorante, exclusive et réjouissante. Il est encore trop tôt pour me livrer à une analyse ethnologique des archéologues, mais à en juger par ceux que j’ai rencontrés depuis le début de ma résidence, on dirait bien que cette science emporte ses adeptes dans un gouffre assez vertigineux pour les y faire tomber intégralement, voire de manière tout à fait obsessionnelle. Je savais que la littérature avait à voir avec l’archéologie, mais je n’aurais pas cru que le point de contact pût être ce sentiment d’être habité, absorbé par un dessein plus grand que nous, qui nous occupe mais également nous conduit, sans qu’on puisse vraiment quitter le chemin sur lequel nous sommes embarqués, dépossédés de notre volonté et heureux de cet abandon comme on le serait d’un amour partagé.

Lorsque je l’interroge sur l’extraordinaire folie de fouilles qui semble avoir saisi de nombreux passionnés au milieu du XIXe siècle, Catherine Schwab invoque la figure d’Édouard Lartet, premier donateur du Musée avec Henry Christy, et qui le premier a apporté la preuve que l’art préhistorique existait bel et bien. On parle ici d’objets de l’époque magdalénienne, soit environ 15 000 ans avant notre ère. En découvrant en 1860 un fragment d’ivoire de mammouth sur lequel était gravé... un mammouth, Lartet (qui était paléontologue et savait donc reconnaître l’ivoire de mammouth) a pu mettre en évidence la contemporanéité de l’animal fossile et de l’homme, et donc montrer qu’il s’agissait bien d’une œuvre d’art « préhistorique ». C’est ce que Catherine Schwab appelle « la preuve par deux mammouths ».

Gravure sur ivoire de mammouth, abri de la Madeleine (Dordogne)

À la même époque, Jacques Boucher de Perthes, considéré comme le père de la discipline archéologique, a déjà produit ses « pierres-figures », silex taillés dont les formes peuvent rappeler certaines représentations (animaux, visages, etc.).
L’apport des géologues et des paléontologues dans la détermination de l’âge des couches géologiques et des animaux préhistoriques disparus dont on a retrouvé des fossiles permet de lever le doute sur l’extraordinaire découverte de ces précurseurs et d’apporter la preuve d’un homme préhistorique, ce qui à l’époque n’a rien d’évident. L’influence de la religion n’est pas seule en cause dans la difficulté pour les contemporains de Boucher de Perthes à croire en l’homme « antédiluvien » qu’il présente.
Lui-même, m’apprend Catherine Schwab, est une personnalité fantasque, qui croit à la réincarnation, et que ses théories plus ou moins échevelées discréditent auprès de la communauté scientifique. Mais le mouvement est lancé, un engouement pour la fouille archéologique naît chez les aristocrates et bourgeois éclairés, on ouvre des chantiers çà et là, et lorsque le musée est créé en 1862, Boucher de Perthes est déjà un « père fondateur », presque dépassé par les trouvailles de ses successeurs. De même qu’il l’avait fait lui-même dans les carrières de la Somme (entre Abbeville et Amiens, notamment à Saint-Acheul) d’autres savants ont lancé des campagnes de fouilles çà et là, qui vont remplir les salles du nouveau musée de leurs découvertes.
La préhistoire est née.

Les bustes d’Edouard Lartet et Jacques Boucher de Perthes dans le musée des Antiquités nationales, 1862


Je demande à Catherine Schwab un petit rappel chronologique des âges de « sa période » que je partage ici avec les béotiens et que nous tâcherons de garder en mémoire :

Paléolithique ancien : des origines jusqu’à – 300 000 ans
Paléolithique moyen : de – 300 000 ans à – 30 000 ans
Paléolithique récent : de – 30 000 à – 10 000 environ.

Mais comment tombe-t-on dans la marmite préhistorique ? Catherine Schwab n’a aucun mal à répondre. L’Encyclopédie de la Préhistoire qu’elle a reçue comme prix au terme de son année de CE2 l’a définitivement éblouie et durablement happée.

Illustration de Zdenek Burian pour l’"Encyclopédie de la Préhistoire", La Farandole, 1977

À l’âge de 12 ans, elle annonce à ses parents qu’elle ira fouiller lorsqu’elle en aura 16. Elle est abonnée à la revue Archeologia et écrit à André Delpuech, futur directeur du musée de l’Homme pour lui demander de l’accepter sur son chantier. À 17 ans, elle fait ses premières fouilles en Auvergne sur des sites épipaléolithiques (datant de la toute fin de la période paléo). De 18 à 23 ans, elle est élève à l’École du Louvre. En première année, elle n’a que 6h de cours hebdomadaires, dont 3h d’archéologie préhistorique, ce qui lui laisse entière liberté pour acquérir, dans les musées, les expositions et les bibliothèques, une solide culture artistique, des origines à l’art contemporain. Suivent une année de muséologie, une année de préparation au concours de conservateur, le commencement de sa thèse (sur les retouchoirs dans la grotte d’Isturitz, dans les Pyrénées-Atlantiques, qu’elle ne soutiendra qu’en 2014), et la voici en charge des travaux dirigés devant les œuvres... de l’École du Louvre, au MAN précisément, avant d’y devenir conférencière pour la Réunion des Musées nationaux. Elle s’y reprendra à trois fois pour réussir le concours de conservatrice, mais au troisième essai, le sujet de l’examen porte sur le cheval au Paléolithique. On imagine la joie secrète de la candidate découvrant qu’elle n’a plus qu’à dérouler sa passion pour aller décrocher le précieux sésame.

Illustration d’André Chéret pour la bande dessinée "Rahan, fils des âges farouches", parue à partir de 1969 dans Pif Gadget

Catherine est reçue en archéologie et obtient un poste fléché en préhistoire au Service régional d’Archéologie de Picardie. Elle s’installe à Amiens (elle manque habiter rue Boucher de Perthes mais rate l’appartement) et commence à prendre en charge l’archéologie préventive pour tout ce qui concerne l’archéologie rurale dans le département de l’Oise. L’autoroute A29 Est est en construction, et de nombreux chantiers sont ouverts sur son tracé : « on trouvait alors un site par kilomètre, dit Catherine Schwab : 40 km d’autoroute = 40 sites ! ». Ces sites sont exploités durant deux ou trois ans, des sondages, des évaluations et des fouilles sont réalisés. Son chef de service, Jean-Olivier Guilhot, initie une collection de publications illustrées sur les différents chantiers. Ces publications essaimeront à plusieurs autres services régionaux de l’Archéologie. Catherine en conserve la collection complète dans sa bibliothèque.

Dans les années 2000, elle participe aux fouilles du site magdalénien de Verberie (Oise). Durant les quatre années qu’elle passe au SRA de Picardie et dont elle garde un souvenir particulièrement heureux, elle voit passer à deux reprises un poste au Musée de Saint-Germain. La seconde fois, elle postule, avec succès. Elle arrive au MAN à la rentrée 2001. C’est pour elle le retour aux origines, dans les galeries qu’elle a visitées à l’âge de 15 ans et qui ont alors décidé de sa vocation. Le rêve devient réalité...

S’intéresser à la préhistoire est une chose. Mais comment écrit-on cette histoire-là, d’une période qui nous livre si peu, et dont la durée elle-même confond notre capacité cognitive ? Personnellement, je ne parviens pas à me figurer une durée comme 300 000 ans, 150 000 ans. Trois ou quatre siècles me paraissent déjà lointains, mais au moins puis-je me rattacher à des objets concrets, le château par exemple, qui empile allègrement 800 ou 900 ans, ou ma modeste maison de famille qui était déjà édifiée avant la Révolution. Lorsqu’on saute brusquement à trois mille siècles, cela force à un exercice conceptuel qui agresse les neurones, et nous fait toucher les limites intellectuelles de nos facultés de Sapiens. Je veux croire que cet abîme temporel est précisément ce qui fascine les préhistoriens, et l’épaisseur du temps considéré, cette matière étendue à l’infini.
D’ailleurs Catherine Schwab le reconnaît : « ça ressemble à la démarche des astrophysiciens », dit–elle. L’infiniment grand, qu’il se déplie dans l’espace ou dans le temps, nous offre le même étourdissement dont on ressort grisé et stupéfait.
Catherine explique : « on essaye de comprendre la totalité de leur existence à partir d’une toute petite partie de leur vie matérielle. On reconstitue avec à notre disposition de tout petits indices. On essaye d’être prudent, mais on est obligé de compléter, d’interpréter, de meubler le vide... Nous, préhistoriens, sommes comme M. Jourdain, nous faisons de la prose sans le savoir. » Mes oreilles d’écrivain l’entendent comme un aveu. Bien sûr qu’on ne choisit pas la période la plus ancienne par hasard. Non seulement les époques immensément lointaines sont plongées dans une obscurité qu’il est très désirable d’éclairer, mais les hommes qui ont vécu et qui ont habité ces espaces reculés du temps sont nos frères, nos ancêtres, notre lignée directe. Ils sont nous-mêmes, ils nous enracinent dans un temps immémorial, et ce faisant offrent au vêtement qui nous habille aujourd’hui une extraordinaire traîne qui se prolonge loin derrière nous, sans que nous puissions en voir la lisière.

Illustration d’Emmanuel Roudier, 2018

Catherine Schwab a dû lire bon nombre de romans des origines. Elle confirme : Jean M. Auel, bien sûr, célébrissime romancière auteur de la série Les enfants de la Terre, mais aussi d’autres auteurs. « Je lis beaucoup de BD » avoue-t-elle. Et en effet, derrière elle, sur les rayons de sa bibliothèque s’étalent de bonnes longueurs d’albums variés. Elle en sort quelques-uns et le festival commence... Vo’hounâ, une légende préhistorique tout d’abord, dont Catherine me montre le dernier tome, en noir, blanc et ocre, quand les trois albums précédents du cycle étaient en couleurs. C’est l’œuvre d’un autre passionné de préhistoire, l’illustrateur et auteur Emmanuel Roudier. Il a consacré plusieurs albums aux hommes du Paléolithique, du cycle Neandertal à celui de La Guerre du feu, adaptation en BD du roman de Rosny-Aîné.

Dans un documentaire consacré à Sapiens j’ai découvert le travail d’Eric Le Brun, un autre illustrateur très versé dans la préhistoire. Catherine le connaît, bien sûr. Je comprends que le virus paléolithique ne touche pas que les archéologues. C’est apparemment une affection particulièrement tenace. On ne ressort pas de la marmite antédiluvienne une fois qu’on est tombé dedans. L’immense espace laissé à l’imagination par l’inconnu des périodes lointaines exerce une attraction extrêmement séduisante pour les dessinateurs. Les auteurs de BD peuvent laisser libre cours à des interprétations très ouvertes, même si elles sont fidèles à l’état des connaissances. Et je comprends aussi comment ces tentatives de donner une image de nos ancêtres, de leur cadre de vie, de leur environnement, de leurs pratiques et rituels, parlent aux préhistoriens, dans une sorte d’aller-retour entre des imaginaires qui se répondent, d’un bord à l’autre d’une même passion.

Sans transition, Catherine déniche sur l’étagère Graines de sapiens, l’âge bête au temps de l’âge de pierre, de Olis, dont les héros Tahrn et Garoûn vivent il y a 40 000 ans. Nous basculons dans l’ambiance « préhystérique » ! Une autre Catherine Schwab apparaît, derrière la sérieuse préhistorienne au parcours exemplaire : animée par une curiosité sans barrières, friande de toutes les tentatives plus ou moins comiques, plus ou moins grotesques, plus ou moins iconoclastes pour parler de cet âge ancien, dont on ne sait finalement à peu près rien. Silex Files de Foerster est à peine moins loufoque.

Planche du tome 1 de "Silex files", de Philippe Foerster, 2003

Catherine me montre également sa collection de CD : bandes originales de films préhistoriques, compositions pour flûtes paléolithiques, etc. « Je suis fan de tous les trucs paléo ou préhistoriques » dit-elle dans un rire. Elle hante les librairies à la recherche de livres pour enfants, d’albums de BD, d’ouvrages illustrés. « La fiction est très difficile à établir. » Ce qui la passionne et l’amuse, c’est la manière (les manières) dont les auteurs s’emparent de la chose préhistorique. « Rien que les postures, par exemple, explique-t-elle. Quand on veut commander des dessins, on s’aperçoit qu’on peut difficilement être précis. Les théories actuelles ne sont que des hypothèses. Mais on se fonde sur une gestuelle expérimentale... » Elle cite l’exemple de dessins réalisés par une illustratrice qui montrait un homme du Paléolithique tailler un silex sur un support ressemblant vaguement à une table. « Ça n’allait pas, dit Catherine. Dans ce cas on se demande pourquoi on tique, et on prend conscience que les représentations communément admises par les scientifiques sur la taille de silex correspondent à une expérience physique personnelle. Ceux qui taillent des bifaces aujourd’hui ne le font pas sur une table, mais sur leurs cuisses, assis. C’est sans doute comme ça que s’y prenaient également les chasseurs du Paléolithique il y a 500 000 ans. »

Gargouille, Notre-Dame de l’Annonciation, Moulins (Allier), XVe siècle

Je replonge dans les albums. Une question me tarabuste depuis un moment : d’où vient la massue dont on affuble systématiquement l’homme préhistorique, alors qu’aucune massue n’a jamais été découverte. Catherine Schwab m’éclaire : l’image vient des représentations médiévales de l’homme des bois, qu’on imaginait armé d’un gourdin.
Arrive le moment où Catherine sort son trésor de guerre : une collection de figurines à la mode préhistorique. Ils sont tous là, Schtroumpfs, Lego, Bob l’éponge, poupées diverses... Aucun ne fait exception à la règle : le sujet masculin brandit une massue, le sujet féminin a un os dans les cheveux ou un collier en dents d’ours, et tous sont vêtus de peaux de bêtes.

Le catalogue de l’exposition Mythique Préhistoire qu’a présentée en 2010 le musée de Solutré dresse la liste des idées reçues, et décortique les nombreux mythes solidement attachés à l’image des hommes préhistoriques. « La fiction demeure la plus forte de toutes les représentations » affirme Catherine que cela ne semble pas choquer outre mesure. On dirait même que ça l’amuse... Cette appropriation de l’époque préhistorique par le grand public relève, au fond, de la même fascination que celle qui gouverne la vie de Catherine Schwab depuis l’enfance. Et les deux canards de bain rapportés de la boutique du British Museum par une collègue et amie, sortis du sac magique comme le clou du spectacle, forment une ponctuation hilarante de son goût pour les avatars incontrôlables du couple paléolithique.
Elle s’en explique, le sourire aux lèvres : « on est bien obligé de convoquer les arts d’imagination ». Ses élèves de l’École du Louvre à qui elle enseigne l’art paléo ne doivent pas s’ennuyer...

Plus sérieusement, elle accueillera au mois de mars, avec la Société des amis du MAN, Nathalie Rouquerol pour une conférence sur la Vénus de Lespugue. Elle me raconte que ses découvreurs, Suzanne et René de Saint-Périer qui l’ont trouvée en 1922 dans la grotte des Rideaux, en avaient fait confectionner une copie qu’ils avaient fixée en ornement de capot sur leur Rolls, en lieu et place du Spirit of Ecstasy standard. Et Catherine Schwab d’ajouter, pour justifier le geste : « De grands obsessionnels, les préhistoriens... On est préhistorien du soir au matin et du matin au soir. »
La question des origines, ajoute-t-elle, comment ne pas y être sensible ? Comment ne pas être bouleversé par les premiers pas de l’humanité, et troublé par la profondeur du temps qui nous sépare de ces hommes et femmes dont on retrouve, de loin en loin, les traces mystérieuses et poignantes ? La difficulté à appréhender l’une et l’autre de ces dimensions, temporelle et originelle, pose à l’esprit une énigme jamais résolue.

Je pose à Catherine la question du langage. Elle sort une BD, Frnck, dont l’auteur fait la proposition d’un langage sans voyelles. On sait que les consonnes donnent le sens, et les voyelles le son. Nous rions ensemble en tournant les pages pleines d’humour, mais aussi riches de multiples sens cachés, sources d’interprétations et d’inspiration pour la préhistorienne.

Planche de "Frnck, le début du commencement" de Cossu et Bocquet, 2017

Je suis conquise par la façon dont Catherine laisse grande ouverte la porte de sa discipline ; loin d’en faire une forteresse inexpugnable protégée par son savoir, elle accueille les visions les plus variées dont rendent compte tous les albums qu’elle acquiert et qu’elle lit, je n’en doute pas, avec délectation. Le grand livre sur Lascaux de Marylène Patou-Mathis illustré par Christian Jégou est une merveille d’illustration. Mais peu de femmes y sont représentées. Très peu ! Catherine Schwab me conseille d’aller voir les travaux de Claudine Cohen, historienne des sciences spécialiste de l’histoire de la paléontologie et auteur de Femmes de la Préhistoire, avant de sortir un catalogue d’exposition du musée Alcala de Henares, près de Madrid, qui prend le contrepied des représentations ordinaires : ici ce sont des femmes qui ont le beau rôle, pour une fois. Il me semble que je pourrais évoquer n’importe quel sujet, Catherine aurait dans sa bibliothèque un livre qui viendrait l’illustrer.
Et si elle avait raison de chercher dans ces ouvrages les clefs d’une vision assez juste des temps préhistoriques, aussi juste en tout cas que celle dont nous sommes capables aujourd’hui, dans l’actualité de notre présent. Car de qui d’autre pouvons-nous parler, si ce n’est de nous-mêmes ?

14 novembre 2019
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