Retrouvailles

Les revoilà. A peine vieillis, les traits un peu plus affirmés, quelques centimètres de plus pour les garçons, le visage parfois plus rond. Les élèves du CAP Coiffure que je n’avais plus revus depuis six mois ; depuis le confinement et l’arrêt brutal de nos échanges hebdomadaires.

Je m’étais inquiétée pour eux, je m’étais demandé ce qu’il advenait d’eux, j’avais éprouvé de la frustration et le regret de tout ce que nous n’avions pas pu accomplir ensemble. Et c’est avec soulagement que je les retrouve presque indifférents, oublieux de nos semaines passées, sans aucune marque visible de ce confinement sur leur croissance, sur leurs visages. Avec soulagement, oui, car leur impavidité montre la vie qui continue, quels que soient les aléas et ce qui peut apparaître, pour les adultes confortablement installés dans leur routine, comme une catastrophe.

La différence avec l’année scolaire dernière, c’est qu’ils sont masqués, et moi aussi. Cela renforce l’impression d’indifférence que je crois lire sur leurs visages lorsqu’ils s’installent un à un à leurs sièges. Et malgré tout, leur regard n’est pas froid. C’est un regard qui sourit lorsqu’ils me saluent. Un regard chaleureux qui montre que malgré leur attitude codée, volontairement nonchalante, ils ne m’ont pas oubliée. J’ose leur dire qu’ils m’ont manqué et que j’ai été triste de ne plus les voir pendant six mois. Ils baissent les yeux, réagissent à peine, mais je sais que je suis entendue.

Deux ou trois absences définitives : des élèves qui ont décidé de changer de voie. Malika est partie vers une autre formation. Elle apportait de la vivacité dans les échanges et faisait souvent le lien avec ses camarades plus taiseux. Paula, la professeure de coiffure, n’est plus là non plus ; Emilie, une nouvelle professeure, la remplace, tout aussi motivée par la tâche. Souad, la professeure de français, a troqué ses longs cheveux blonds contre une coupe plus courte et le retour à sa couleur naturelle. Une nouvelle élève est là : Nadège, timide et esseulée.

Je retrouve Fenza et Gloria au premier rang, serrées l’une contre l’autre. Au fond de la classe, Kais, Shehan et Hassan se serrent les coudes et discutent entre eux. J’ai l’impression qu’en six mois, les groupes se sont solidifiés, les clans sont formés. Atem, le mineur isolé qui vivait à l’hôtel (il faudra que je demande aux professeurs s’il y est toujours), est au milieu de la classe à sa table, sérieux, pas isolé des autres mais désireux de garder son indépendance. C’est la même chose pour Mary, lovée dans son invisible bulle de verre.

Pour cette première séance de retrouvailles, j’ai décidé, en accord avec les professeures, de récapituler ce que nous avions fait l’année dernière. Chronologiquement, je leur rappelle nos discussions, notre sortie au musée de l’Immigration, la venue de la photographe Hélène Jayet, les textes que nous avions lus (Poil de Carotte de Jules Renard, Ecrire pour sauver une vie de John Edgar Wideman, un extrait de la biographie de Dean Martin par Nick Tosches, les vers de la poétesse Sei Shonagôn), le travail de l’artiste contemporain Kader Attia, etc. Sur le grand écran numérique de la classe, je leur projette des images. Ils ont oublié certaines choses. D’autres les ont marqués : la photo des Bouffant Belles, ces athlètes aux coiffures sophistiquées, dont nous avions commencé à écrire la vie. Je découvre que pour certains, ce que nous avions écrit sur elles se confond avec la réalité : ils croient se souvenir d’éléments biographiques de la vie de ces coureuses, alors qu’ils citent le texte que l’un ou l’une de leurs camarades avait écrit et lu à voix haute. Justement, j’ai ramené certains de leurs écrits. Je les leur montre en citant leurs noms sur les feuilles. Ils sourient, s’étonnent : ils avaient oublié qu’ils avaient accompli des choses ; rédigé des textes qui ont traversé le temps (six mois, c’est comme six années pour eux).

« Madame, on va faire une sortie ? me coupe une élève.
–Oui, nous irons au musée du Quai Branly après les vacances de la Toussaint.
–Ah super, parce qu’on n’en peut plus d’être ici.
–Nous irons voir l’exposition sur les parures, que nous devions visiter l’année dernière.
–Est-ce qu’on ira au Louvre ? me demande-elle, de l’espoir plein les yeux.
–Malheureusement nous ne pourrons faire qu’une seule sortie. D’une part, parce que cette année vous avez votre Chef-d’œuvre à rendre à la fin de l’année et qu’il faudra travailler dessus. D’autre part, parce qu’avec les mesures anti-Covid, ça devient compliqué, les sorties.
–C’est quoi le Quai Branly ?
–C’est le musée juste en face de la Tour Eiffel, précise Souad.
–Ah oui je vois ! Trop bien ! s’exclame Gloria.
–Mais on ira au Louvre, insiste la première, et à la piscine ? »

Je reprends patiemment :

« Je t’ai déjà répondu. Il n’y aura qu’une seule sortie, et ce sera au Quai Branly. C’est dommage mais on ne pourra pas non plus faire venir d’intervenants, alors qu’au départ, j’en avais prévu une dizaine en tout. Et il va falloir que vous vous mettiez vraiment à l’écriture, parce que pour le Chef-d’œuvre, on vous demandera un écrit. »

Je lis la panique et le découragement dans leurs yeux. Les professeures, Souad et Emilie, tentent de les rassurer tout en restant fermes sur ce que l’on attend d’eux en fin d’année. La vérité est que ce que l’on attend d’eux n’est pas très clair au regard des textes académiques. Le Chef-d’œuvre doit avoir un lien avec leur formation de coiffure, mais ce n’est pas forcément une coiffure. Cela peut être un collage, une photo, un montage fait avec des éléments de coiffure (mèches de faux cheveux, accessoires...). Le Chef-d’œuvre doit aussi avoir un lien avec le travail qu’ils auront accompli dans le cadre de ma résidence d’écrivaine, mais ce n’est pas forcément un texte. En revanche, ils doivent écrire un texte, qui ne sera pas présenté au moment du Chef-d’œuvre, mais sera versé à leur dossier. A part leurs deux professeures, quelqu’un lira-t-il ce texte ? Rien n’est moins sûr. Mais il fera partie du dossier et ne doit pas dépasser une demi-page. Les exigences sont à la fois présentes, mais très floues. Tant mieux ; cela nous laisse de la marge de créativité.

Je leur propose de consacrer la dernière demi-heure de mon intervention à un exercice d’écriture. Le sujet est évident : comment ont-ils vécu le confinement ? Comme l’année dernière et avec une belle uniformité, ils renâclent :

« Madame on n’a rien à raconter !
–Moi j’ai rien fait pendant le confinement.
–Moi c’était tous les jours pareil, ça va tenir en une ligne. »

Les professeures et moi tentons de les mettre sur des pistes :

« Ça a changé vos habitudes quand même. Déjà, vous ne pouviez plus venir au lycée. Et puis vous avez eu des parents, des adultes autour de vous qui ne pouvaient plus aller au travail. Vous avez vu les informations à la télé. Qu’est-ce que vous avez pensé de tout ça ? »

Les mots sont difficiles à venir. Ils gagnent du temps en fouillant les tréfonds de leur trousse ou de leur cartable. Fenza au premier rang, déniche une feuille A4 et se met à la réduire soigneusement, avec ses ciseaux, à un rectangle de la taille d’un petit carnet.

« Pourquoi tu fais ça ? je lui demande.
–Parce que ça me suffira pour écrire.
–Tu n’en sais rien. Tu réduis déjà tes possibilités en découpant ta feuille comme ça. Pourquoi tu te limites dès le départ ?
–Je vous assure, ça suffira, madame. »

Sa voisine murmure : « Le confinement et depuis, c’est le bal masqué. »
Je saute sur l’idée : « Ah, voilà une image intéressante ! Un bal masqué, tu dis. Tu peux creuser cette image ? »

Elle hausse les épaules, pas convaincue.

Au fond de la classe, les garçons rigolent, bavardent, font tout pour ne pas écrire. Deux sur trois finissent par s’y mettre. Shehan refuse absolument. A la place, il se met à dessiner son voisin, de profil. Un dessin intéressant ; aux lignes un peu figées mais aux proportions exactes.

Les échanges continuent pendant qu’ils écrivent, puis deux ou trois filles se jettent à l’eau pour lire leurs quelques lignes. Elles parlent bas et avec le masque, leurs mots en sont presque inaudibles. Les garçons continuent à discuter entre eux, sans les écouter. J’arrive à obtenir un peu de silence. Il ressort des textes que le confinement a été surtout un temps de repli dans leurs chambres et sur les écrans. Ils ont beaucoup regardé d’autres jeunes faire des pitreries sur TikTok. Ils se sont téléphonés. Gloria regrette de ne pas avoir pu fêter son anniversaire comme elle l’aurait voulu, mais quand je lui demande si elle était seule pour le fêter, elle me répond qu’ils étaient quinze, en comptant les enfants. Je m’étonne qu’elle soit déçue de ce nombre qui me paraît acceptable pour un anniversaire. Elle me rétorque que sans le confinement, ils auraient été trente. Les garçons ont essentiellement joué à la console. Globalement, à les en croire, le confinement ne leur a pas spécialement pesé, même si l’ennui a fini par les gagner, au bout d’un mois.

Atem s’est efforcé d’écrire. Il commence à lire puis, butant sur les mots de sa feuille, continue à l’oral :

« Le plus important pour moi, c’était de continuer à être bien coiffé. Alors je me suis acheté une tondeuse et j’ai fait moi-même ma coupe, dégagée sur les côtés. »

Les garçons du fond s’esclaffent :

« Ah ! C’est pour ça que ce n’était pas bien fait ! »

Atem sourit, accepte les petites railleries : « Oui, et le problème aussi, c’est que j’avais peur de grossir. »

Ils sont tous d’accord là-dessus : grossir était un danger. Je m’approche de Nadège. Elle ne veut pas lire son texte mais accepte que je le lise à haute voix. Ses mots sont simples et ressemblent à ceux de ses camarades, mais le fait que ce soit moi qui lise installe instantanément le silence dans la salle. Je mets une intonation, une intention dans le petit récit, et cela change tout. Je m’en souviendrai pour la prochaine fois : avec leur accord, je lirai les textes des plus timides, en insistant sur mes effets (sans exagérer) : cela donne aussitôt de la valeur à ce qu’ils écrivent et suscite l’attention des autres élèves.

C’est la fin de la séance. Je les libère quelques minutes avant la sonnerie et ils se précipitent vers la sortie. Emilie, la professeure de coiffure, s’approche de moi. Durant la séance, elle a pris des notes et déborde d’idées sur ce que nous pouvons leur proposer de faire pour leur Chef-d’œuvre, à partir de tout ce qu’ils ont vu avec moi l’année dernière et ce que nous ferons encore cette année. Les séances qui viennent promettent d’être à nouveau passionnantes.

Avant de quitter la salle, Emilie me déclare, sur un ton légèrement désabusé : « Ils sont tellement bons dans la pratique de la coiffure. Vraiment, ils sont excellents ! Mais ils ne veulent pas travailler. C’est une posture. Quel dommage ! »

D’un coup, je ne suis plus inquiète pour eux : l’écriture n’est pas leur fort, sans aucun doute. Mais ils ont du talent et ce qu’accompliront leurs mains sera, j’en suis sûre, irrigué par les mots et les images que nous aurons explorés, ensemble.

7 octobre 2020
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