Rien, bien évidemment, ne se déroule comme prévu

Dans le dossier de demande de bourse de création, dossier qui a été lu et validé par la Région Île-de-France, j’avais écrit deux choses : que je viendrai au lycée Émile-Dubois, en cours de philosophie, pour faire écrire et enregistrer des podcasts aux élèves et que je profiterai de cette résidence dans le quotidien d’un lycée pour écrire un roman polyphonique sur les solidarités développées par les élèves.
Rien, bien évidemment, ne se déroule comme prévu.
La professeure de philosophie avec qui j’ai préparé ma résidence était absente de septembre à mars, elle a eu l’opportunité d’aller enseigner en classe prépa. Et mon projet d’écriture a évolué. Il s’est peut-être écoulé trop de temps entre les premières moutures du dossier et mon immersion dans l’établissement. Venir une semaine par mois, du lundi matin au vendredi soir, dans un lycée m’a permis d’appréhender une réalité complexe, dense et paradoxale. Je suis entré de plain-pied dans la réalité des enseignants et des élèves. Et la réalité est toujours bien plus complexe que prévu.
Peu à peu, d’autres urgences littéraires me sont apparues.

Semaine après semaine, j’accomplis ici un nombre de choses qui ne trouveront pas place dans un bilan officiel. J’ai travaillé avec quasiment toutes les classes de l’établissement, certains enseignants ont profité de ma présence pour faire étudier mes textes à leurs élèves. On a fait des ateliers de lecture à voix haute pour préparer les oraux, on a écrit des textes qui ne deviendront pas des podcasts, j’ai mené des projets scientifiques ou techniques. La professeure-documentaliste qui a saisi l’opportunité de ma résidence pour développer les podcasts s’est formée à mes côtés au montage-mixage et à la prise de son.
Comme l’écrit (à un autre sujet) le sociologue et auteur Michel Simonot : "les projets empêchent de se projeter". Cela ne signifie pas que rien ne naîtra de mon immersion. Les huit mois que je passe ici se retrouveront dans plusieurs textes, la langue des lycéens a directement nourri une pièce de théâtre en cours d’écriture, le journal que j’écris sur Remue.net est en train de se développer et de devenir un récit autonome. Et je sais bien qu’un roman, un jour, portera l’empreinte de cette expérience. Je l’écrirai, je le sais, j’ignore quand, j’ignore encore quel sera son sujet, mais il portera l’empreinte de ma résidence.

Le studio installé dans le CDI

Pour en revenir aux ateliers, là aussi les choses se sont déplacées. J’ai passé un deal avec les élèves. Ils travaillent, ils écrivent, ils lisent et ils restent maitres de leurs productions. Je ne veux pas qu’ils s’autocensurent. Le mois dernier, je faisais écouter aux élèves les podcasts qu’ils avaient écrits et enregistrés. La session d’écoute était émouvante : nous avions travaillé sur la notion de plafond de verre, les textes étaient personnels, violents parfois, portés par des langues vives et orales. Lorsque j’ai demandé qui acceptait que les podcasts soient mis en ligne, la moitié seulement a levé la main. Nombreux refusent que leurs paroles quittent la classe.
C’est toujours la limite des valorisations : la partie immergée de l’iceberg disparait. Les textes les plus habités, personnels, intimes ne seront pas entendus.
Et ce n’est sans doute pas important. Je sais qu’ils existent. Profs et élèves le savent.

Il me reste encore une semaine de résidence et ce sera fini. Si je veux être très honnête, j’espère simplement laisser un petit souvenir de mon passage : un drôle de type sera venu, il aura partagé des bribes du quotidien, il aura montré qu’un auteur n’est pas systématiquement un grand bourgeois ou un mort.
J’ai vu des élèves brusquement réaliser qu’il y a un lien entre les livres rangés sur les rayonnages du CDI et l’existence d’auteurs et d’autrices qui rêvent ces livres, les projettent, les travaillent, les corrigent, les confient à un éditeur, les chargent d’espoir et de langue, d’histoires et d’ambitions.
Si les élèves voient désormais des humains, incarnés, de chair et d’os, dans les noms inscrits sur les couvertures des livres, une partie du pari sera gagné.

1er mai 2024
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