Vendredi et d’autres jours 10/

L’ancien français est une langue à part. N’appartenant ni aux langues mortes comme le grec ou le latin ni aux langues parlées dans d’autres espaces linguistiques, quel est son statut ? Comment traduit-on de l’ancien français ? Tel est le sens des questions auxquelles Michelle Szkilnik, professeure de littérature du Moyen Âge à l’université de Paris III, spécialiste, entre autres, des romans du Graal, traductrice de l’ancien français, a bien voulu accepter de répondre par écrit. Ceci en deux parties et en préambule aux rencontres autour de la traduction qui auront lieu du 10 au 13 juin.


Quand il s’agit de transposer l’ancien français en français contemporain, peut-on parler de traduction ? Ou plutôt de transcription, transposition voire de translation, comme vous l’écrivez dans votre essai sur Perceval paru dans la collection Foliothèque ?

Je ne me souviens plus de ce que j’ai écrit dans Perceval, mais en général nous utilisons le terme de translation pour désigner le travail des médiévaux qui par exemple adaptent une histoire à partir d’un texte latin (ou les auteurs allemands, norrois, italiens… qui adaptent les récits français). Eux ont une vision très différente de la traduction : ils transposent selon l’esprit, ou ce qu’ils interprètent comme l’esprit de l’œuvre, sans se soucier ni de la forme ni même parfois de la lettre. En revanche, les traducteurs modernes (moi par exemple quand je traduis un texte médiéval) essaient de rendre compte de la lettre du texte, autant que possible en tout cas. Il s’agit donc vraiment d’une traduction au sens où l’on entend ce mot pour le passage d’une langue à une autre, une traduction qui se pique de fidélité ! On ne peut donc pas parler de transposition, en tout cas quand il s’agit d’éditions et traductions universitaires (et même grand public comme les livres de la collection Bouquins).

En quelle langue traduit-on de l’ancien français ? En prenant pour référence la langue contemporaine ? En recréant une sorte de langue classique « neutre », si une telle chose existe ? Le débat entre sourcistes et ciblistes existe-t-il pour l’ancien français ?

Il y a là moins un débat que des prises de position implicites avec des effets de mode. Par exemple, certaines traductions anciennes cherchaient à préserver l’atmosphère médiévale (elles étaient donc « sourcistes ») en conservant certains termes médiévaux comme pucelle, valet, au risque de provoquer des malentendus, voire des contre-sens, une pucelle étant une petite fille ou une jeune fille, sans insistance sur sa virginité ; valet désignant un jeune garçon noble non encore chevalier (insistance sur la jeunesse comme pour pucelle). Cela a donné des objets archaïsants, dont le meilleur équivalent au cinéma est le film de Rohmer, Perceval (lequel a choisi de ne pas traduire le texte, mais de le simplifier). La traduction que Lucien Foulet a donnée du Conte du Graal en 1947 appartient à cette catégorie. Aujourd’hui, il me semble qu’on prend plutôt pour référence la langue contemporaine, parfois avec le parti d’une langue vivante parlée, surtout quand il s’agit de textes comme des fabliaux ou le Roman de Renart. Mais il y a peu de déclarations claires et explicites sur les choix de traduction. Si on regarde par exemple les ouvrages bilingues de la collection Champion classiques, alors que sont toujours soigneusement énoncés les principes d’édition, il n’y a en général aucune mention des principes de traduction. Sauf dans le cas de l’ouvrage L’Épopée pour rire, d’Alain Corbellari, qui donne deux textes comiques (et ce n’est pas anodin), Le voyage de Charlemagne à Jérusalem et à Constantinople et Audigier, une chanson de geste très obscène et scatologique. Or A. Corbellari mentionne que pour Audigier il s’est permis « des traductions parlantes de quelques noms propres » et explique « je me suis mis non tant au service de l’élégance que de l’humour » (p. 97). Il a donc clairement choisi une position « cibliste ». Un autre cas intéressant est celui de la traduction de la Chanson de la croisade albigeoise, écrite, il est vrai, en langue d’oc et non d’oïl. Michel Zink qui l’a éditée dans la collection Lettres gothiques, indique brièvement qu’il a mis en regard du texte original « l’adaptation d’Henri Gougaud, qui n’est pas une traduction littérale, qui s’écarte par moments sensiblement de l’original, mais qui en est une reconstitution inspirée. C’est une œuvre poétique en elle-même, qui restitue l’élan, le rythme, la sonorité de la vieille chanson. » Henri Gougaud lui-même explique qu’il a voulu « recréer en langue française ce qui fut bâti, chanté en langue occitane ».
Mais le plus souvent, il me semble que les traducteurs optent pour une langue neutre, quitte à atténuer les effets originaux. François Suard, par exemple, justifie son refus d’essayer de rendre le rythme du décasyllabe dans sa traduction de la Chanson de Guillaume (publiée en Lettres gothiques aussi), par la crainte de tomber dans l’archaïsme lexical ou syntaxique. S’il dit avoir cherché des équivalences entre la langue ancienne et le français moderne, il ne cache pas que la langue moderne exige une homogénéité dont la langue ancienne était dépourvue (passage du tu au vous et vice-versa, emploi des temps etc.).


Lire la seconde partie de cet entretien.

31 mars 2021
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