2E. Nous sommes le fil de l’histoire. Marc Perrin

Nous sommes le fil de l’histoire. Nous quittons les lieux où nous avons vécu. Nous quittons les lieux où nous avons aimé. Nous aimons les lieux où nous sommes. Nous cessons de les aimer. Nous traversons de nouveaux lieux. Nous connaissons les sentiments opposés : amour / haine, confiance / peur, attachement / fuite. Et nous traçons un chemin par lequel nous disparaissons chaque jour un peu moins. Nous traçons un chemin par lequel nous disparaissons chaque jour un peu plus. Nous traçons un chemin par lequel apparaissent les corps de ce que nous devenons. Nous traçons un chemin par lequel apparaissent les corps que nous rencontrons. Nous sommes : en marche vers un corps sans fin. Chaque jour. Nous précisons les contours de notre monde. Chaque jour. Nous les redessinons. Chaque jour nous changeons la forme du monde. Chaque jour : nous changeons la forme de nos corps. Nous modifions les perspectives. Sans cesse. Nous modifions le parcours. Nous modifions la fin et le sans fin. Nous modifions la marche et nous défaisons la fin. Nous défaisons le sans fin. Nous marchons : dans l’espace proche. Nous le dépassons. Nous avançons dans le lointain. Nous faisons de nos corps un monde au contact des autres corps. Nous faisons de nos corps un monde plus précis, plus vaste, moins repérable. Nous avons, chaque jour, un peu moins besson d’apparaître. Nous sommes, chaque jour, chaque jour plus loin. Chaque jour plus proche. Nous avançons. Nous ne craignons plus de perdre. Nous avançons. Nous apprenons à nous parler par la marche. Nous apprenons à parler aux corps que nous rencontrons. Nous n’avons plus rien à perdre. Nous regardons et nous touchons ceux que nous croisons et ceux qui nous croisent nous touchent et nous regardent. Nous nous parlons dans des langues étrangères et sans comprendre ce que nous disons, nous regardons et touchons les corps étrangers comme les corps familiers : avec en nous la langue étrangère. Nous sommes : les corps de langue étrangère et nous approchons. Et nous ignorons ce que recouvre ou dévoile une langue étrangère quand elle touche à ce point là les corps. Nous ignorons ce que recouvre ou dévoile un corps étranger quand il se fait à ce point-là incompréhensible mais que nous le rencontrons. Nous défaisons. La maîtrise des langues. Nous défaisons. La maîtrise des corps.
Nous vivons hors de nos corps dans les espaces des autres corps. Nous parcourons les espaces et nous les relions entre eux. Nous sommes nombreux. Innombrables. Nous comprenons à quel point nous sommes nombreux par l’immensité de l’espace que nous parcourons. Nous sentons l’immensité dehors, nous sentons l’immensité dedans : modifier nos corps. Mais nous continuons d’ignorer à quel point l’espace existe sans nous. Nous continuons d’ignorer à quel point ce que nous devenons agrandit le monde. Nous sommes : les corps d’un monde inexploré. Nous sommes : les corps d’un monde en expansion. Et nous avançons. Nous traversons les espaces. Dans l’ignorance qui nous fonde, nous avançons. Dans l’ignorance qui nous bouleverse. Nous sommes : en train de naître et de croître. Sans cesse. Nous sommes : un corps dont le déplacement amplifie l’énergie. Chaque jour. Mouvement de l’histoire par la sensation d’un déplacement qui dépasse. Chaque jour dépassés par le mouvement, nous arrêtons de penser, nous oublions de comprendre. Nous sentons que nous débordons et que les bords de notre monde ne sont là que pour être défaits. Chaque jour, nous sommes plus loin. Chaque jour, nous sommes plus proche. À chaque instant, nous amplifions le mouvement. Nous avançons. Nous respirons. Nous chantons. Nous braillons. Nous sommes en train de naître et de croître. Nous sommes les particules d’un monde en expansion. Nous faisons l’expérience du vertige : dans la durée. Nous sommes en marche dans un monde dont le vertige accélère chaque instant de nos corps. Nous avançons.

7 juin 2016
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