3D. La Nadejda. Nicole Caligaris
La Nadejda passait l’hiver à quai, dans un bassin dont la température était clémente et le voisinage pas trop querelleur. Ensuite elle repartait vers le nord. C’était un drôle d’endroit qui faisait table ouverte pour quelques pièces de monnaie et qu’avaient pris l’habitude de fréquenter, non seulement les mariniers qui y trouvaient une soupe à bon compte et des nouvelles de telle place ou telle autre et de tel compagnon qui s’y trouvait, mais aussi quelques messieurs, parfois poudrés, que ce qu’ils prenaient pour la canaille et qui n’était que la besogneuse camaraderie des hommes taciturnes qui se louaient loin de chez eux, à la journée, et dont l’existence se passait dans le bitume à genoux, que ces hommes qui n’étaient ni tout jeunes ni bien vieux et dont les visages ne quittaient leur air soucieux que le dimanche, lorsqu’ils étaient lavés de frais, rasés, une chemise qui sentait encore le bleu de rinçage et qu’ils avaient passée pour se sentir pleins d’espoir le temps que l’accordéon tire une belle fin pleine de mousse au jour du Seigneur, enfin, que ces hommes sans parole, qui posaient avant toute chose leur couteau sur la table, mettaient dans tous leurs états.
La Nadejda se signalait par une lanterne jour et nuit allumée sur le pont, dont le verre culotté laissait passer une lueur japonaise, presque éteinte, d’un rouge cuit, dont le fanal descendait se promener sur l’eau, insaisissable comme une idée mauvaise, en faisant scintiller au passage les cuivres et les bois vernis du bateau.
À l’intérieur, il ne faisait pas plus clair. Les pipes, les vêtements humides, le bouillon permanent des gamelles et les lampes produisaient là-dedans une fumée volcanique que le patron chassait d’un coup de torchon chaque fois qu’il s’écartait du fourneau. C’est à l’entrée de la péniche que se trouvait épinglée l’exposition d’une bonne centaine de cartes postales dont la provenance dessinait la mosaïque à peu près complète de toutes les possessions, des plus fragiles aux mieux établies, qui devaient permettre de prolonger non seulement sous d’autres latitudes mais surtout dans le siècle à venir, l’éminence de notre petit pays sur le globe que ces vues assemblées par hasard faisaient apparaître fixe, discontinu et heurté comme une existence d’homme, et auquel les fusains et les sels de la photographie donnaient leur couleur grise ou l’estompe brunie des sépias légers dont la douceur entretenait l’illusion d’un monde où le sang ne coulait pas.
À l’intérieur de la Nadejda, divisées en parcelles dont ni la contiguïté, ni la régularité ne faisaient illusion sur l’unité géographique du monde, entraient des pays où le bateau n’irait pas. Sur les rectangles de papier s’offrait toujours un là-bas désirable, à une exception près.
C’était en noir et blanc, une photographie, rehaussée en couleur au crayon et à l’encre ; une foule massée, attentive, regardait sans expression en direction d’un attelage conduit par une chaîne qu’un homme en costume de cérémonie tirait, sous le regard d’un officier français qui assistait, les mains dans le dos, au passage du défilé. L’attelage était un joug qui entravait le cou, les épaules et le torse d’un prisonnier presque nu, fléchissant sous le poids de la pièce qu’il trouvait à peine la force de porter et qui l’obligeait à rester les bras en croix pour avancer au rythme de l’homme qui le menait en tirant sur la chaîne. Le cortège était en train de passer devant un palais aux torsades écarlates, aux ors généreux, aux bronzes énormes, grimaçants, gueules ouvertes, entre lesquels un adolescent se tenait assis, dans un costume aux pans immenses ramenés en plis empesés qui le faisaient tout entier disparaître avec son siège dans leurs rigides cascades et lui rendaient impossible de fléchir. Il ne pouvait pas même pencher la tête sous la coiffe qu’elle portait, de dimensions et probablement de poids bien au-delà de ce que les forces d’un enfant de douze ou treize ans pouvaient soutenir des heures durant et qu’il tenait tout de même, assis raidement, sous le regard de son peuple assemblé pour la circonstance et qu’il ne regardait pas, lui, comme il ne regardait pas l’homme à la chaîne ni le prisonnier qu’il tirait. Lui aussi, le prince, était là pour la circonstance, consentant aux entraves que le costume de cérémonie lui imposait, épousant cette roideur que des générations de dignitaires et de rois avaient composée avant sa naissance et dans laquelle son rang lui ordonnait de se fondre sans résistance et peut-être même sans pensées. Exposé ainsi paré comme on le ferait d’une relique ou d’une sculpture sainte, son corps n’était pas celui d’un enfant aux yeux du peuple qui était là pour manifester son obéissance mais tout aussi bien pour surveiller chez cet enfant que l’ordre fût représenté sans faute et garanti, sans un regard et sans un mot, face à l’officier français dont les jambes écartées trahissaient le relâchement, les mains dans le dos la naïveté, et qui ne savait pas porter son couvre-chef, c’était un corps immatériel, qui ne pouvait en rien se comparer aux autres, ni rien réclamer de ce qui leur était nécessaire : le repos, le mouvement, d’étroites limites à la patience, la dispense de la fixité, le soulagement de pouvoir se détourner du spectacle odieux de la marche aberrante de l’homme au carcan tiré par une chaîne.
Sur le rectangle de papier épinglé, parmi une centaine de semblables, à bord de la Nadejda, une compagnie grotesque fermait la marche derrière l’homme au carcan. Quatre ou cinq de ses membres parodiaient un pas militaire avec la dernière énergie, dans un déhanchement et une rigidité des bras et des jambes, une crispation des muscles de la face qui les faisaient ressembler à des pantins plus qu’à des hommes dont un sergent major de carnaval à leur tête, mobilisant une force inouie pour lancer au ciel son bâton chevelu de rubans, lourd de sonnailles, semblait tirer les ficelles qui les animaient sans doute en cadence mais sûrement pas avec ensemble. Ces semblants de soldats portaient un uniforme fantaisiste dont, par-dessus le short qu’ils n’avaient pas trouvé à la bonne taille, la veste de tapisserie était cousue de galons, de brandebourgs, d’épaulettes, de rubans, de pompons multicolores, de fils dorés, de croix d’étain et de pièces de monnaie disposés dans une singerie de décorations qui faisait écho à leur marche et au salut outré qu’ils adressaient au prince que cette mascarade ne faisait pas sourire.
Loin, infiniment loin de la Nadejda, l’adolescent portait le regard sur le cortège de ces hommes qui étaient ses sujets, depuis le premier maître de cérémonie tenant la chaîne, jusqu’au dernier, presque rampant sous le carcan qui faisait de tout son corps une douleur et une entrave, un regard au-delà de toute lassitude, de tout dégoût comme de tout intérêt, dont l’origine était bien plus ancienne que sa naissance, bien plus ancienne même que le couronnement du premier roi de son sang, un regard dont l’origine datait du premier sacre, quel qu’il fût, sur cette terre-là, réalisant pour la première fois le dépôt des volontés de tous sur une seule tête, sur la coiffe démesurée qui en symboliserait le pouvoir et qui en serait le legs, un regard hérité de cette lignée de têtes uniques dont la coiffe devait garantir la tenue et qui ne disait rien, sinon qu’il reconnaissait la nécessité de garder l’ordre et le désordre ensemble, dans un même cortège allant du même pas boiteux, irrégulier, tiraillant et cocasse, pour une marche fourchue qui ne les diviserait pas. Dans son costume le jeune garçon n’était que le corps patient de ce regard patient.