3E. J’ouvre la porte. Laurence Werner David

J’ouvre la porte de la chambre de mon studio. Il me guide le long de sa main conductrice, chez moi. Il est audacieux et impatient. Entièrement fait de chair et d’emprise. Il a été tout cela avant que je ne doute, beaucoup plus tard, parfois morte de peur, de la matière charnelle des hommes que je caresse.
Pendant une nuit personne ne connaît le nom de mon amour étranger.
J’ignore ce que violemment je désire.
L’image est reperdue depuis toujours. Ça, je le sais. C’est le seul visage désiré dont rien des formes, ni rien des expressions, n’a pu être sauvegardé.
Trois jours exactement après son départ cet homme n’a donc plus de visage.
Et il faudrait sans doute remonter à très loin, à trop d’années pour que ma mémoire déborde l’abîme, qu’éperonnée à son franchissement guerrier je continue à flotter au flanc resté sauvage de son corps de géant, débarrassée de sa chaleur d’agneau comme du dernier sourire qui longtemps a survécu à son séjour dans mes yeux ; sensations enlisées de plaisir pendant que les images disparaissent dans la fièvre presque aussitôt. Jamais remontées vivantes à la lumière, même du sommeil, les images.
Son corps et son visage étaient-ils déjà en train de fondre derrière mes paupières alors que ses mains découvraient, avec une force sans retour possible, mes oeuvres les plus sombres ? Celles que j’ai cru les plus solides, les plus innocentes, celles qui sur l’instant mordent, lèchent, dévorent dans un déluge de mâchoires carnivores et brutalement soudain timides contre-dévorent tout ce qui croît dans l’oubli ?
Bourdonnement rageur du souvenir… Luttes qui ont ruiné la jouissance frustre et trouble de l’étreinte…
Quelque chose a été emporté—mais quoi, cette nuit-là qui n’a pu poursuivre mon rêve et saisir l’étranger ? Entre lui et moi je ne me souviens d’aucune parole achevée. Des nouvelles paroles apparaissent dans les cendres. Elles gagnent du sens, mais n’empêche : l’étranger s’en va toujours de plus en plus loin, et je n’ai pas appris à le devancer, son dernier sourire brûle et se désagrège au fond d’autres lits, d’autres maisons. Et sa paume contre la mienne remue. J’invente que je ne suis plus la même, errante dans mes nouvelles chambres où je cherche dans un corps d’homme une parole qui dans ce lieu de ma jeunesse n’a pu faire halte, et le présent et le réel sont deux failles ou deux flammes trop immenses pour m’y installer en toute sécurité.
Le réel est sans butoir.
Nous ne cessons pourtant de vouloir en parler, de l’amasser, de le capter sans qu’il nous rassemble ni ressemble jamais. On le répète comme un mauvais sort commun pour qu’il soit un jour dans le même œil dans tous les yeux. Voilà comment j’ai voulu ravir le souvenir que j’ai encore de cet homme : j’ai forcé les traits de son visage, de sa chair des mois durant et je n’ai rien dit mais j’ai écrit et réécrit son portrait pendant des années, convaincue que cela pouvait être lui. Que tous mes yeux, année après année, mes yeux successifs pour ainsi dire, le distingueraient de ce qui n’avait pas eu assez de poids ni de souvenirs assez répétés dans ma jeunesse, et enfin retrouver sa tanière imprégnée de pénombres tièdes et équivoques.
Pénombres qui caressent, affaiblissent.
Matrice insaisissable qui écarte et s’ouvre sur le membre doux, enfin dérobé à la peau.
Douceur lente du refuge qui à cet instant ne peut pas être fantomatique.
Tremble.

Il y a, bien sûr, un après.
En revanche penser qu’il y a eu un avant commun entre lui et les autres n’a jamais été une certitude.
Et maintenant sa nudité poignarde. Elle se rapproche de toutes mes privations au point de vivre dans la pesanteur d’une disparition qui me fera peut-être oublier que j’ai fini par inventer un visage, des paroles, sans regret.
Sa vigueur seule ne l’a pas entièrement détruit.
C’est un acteur de tous les temps. Il me regarde comme un masque et par-dessous son masque mes mots se disputent d’impuissance. Je remarque que cette impuissance est un jeu de gloire mêlée parfois d’une joie suspecte.
Dans les remous d’autres nuits, d’autres hommes sont venus à moi, et moi à eux. Au bord du frémissement ils n’ont jamais tout à fait effacé la main arrêtée sur ma peau moite que d’aucun parmi eux n’a jugé étrangère et trop ancienne.
Personne ne connaît le nom de mon plus grand chagrin.
Tremble.
J’attends.

7 juin 2016
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