3G. Général Instin. Nicole Caligaris
Aucun de nous n’imaginait qu’il se dresserait là-devant ces visages. C’est pour ce terme à mille faces que nous sommes partis.
Ils ont des fronts calleux, des tempes calcifiées où les bois poussent, des crânes coiffés de cimiers que nous ne passerons pas, ils ont des dents limées, teintées au quat, des gueules pleines de rouge, des gueules pas mesurables, des cris, des cris comme il n’est pas possible à une glotte humaine de se soulever pour les produire. Et dans ce soulèvement, nous irons nous résoudre, à l’intérieur de cette gorge de colosse dont la cage de résonnance s’est allongée en gueule de chien, dont l’orifice est ourlé de bords que les anneaux ont fait enfler depuis l’enfance, dont la parole s’est retranchée dans l’épaisseur des chairs, en dessous de toute articulation, dont la parole est devenue imaginaire, une possibilité sacrée dont le corps mutilé n’usera plus, nous irons nous résoudre là, dans cette gorge déchirée par sa voix, qui aura renoncé au travail, qui aura renoncé à la forme, à toute forme, dans ce rot dont la connaissance sera le double enfoui, malaxé dans la poche réflexe, dénaturé aux acides.
La phalange des grands démons avance, montée sur notre effroi, sans chef, rassemblée dans le hurlement qui la lève, qui la fait déferler du nuage dont on ne voyait que la densité mauve sur la barre rocheuse. J’ai vu se retirer les oiseaux qui suivaient de loin notre marche, que les cailloux lancés sur eux ne décourageaient pas, pendant que la phalange montait de l’autre côté de la terre, que sa voix se condensait au-dessus de la crête, que sa marche vers nous commençait à faire trembler le sol ; et je me suis retiré moi aussi, du paysage où mon corps est lancé vers une fin qui le désire.
La tête rentrée sous mon diaphragme, j’attends que ça se produise.
Qu’apparaisse, maintenant que je suis oublié, la colonne du carnage dont j’ai entendu les voyageurs vers l’orient raconter les razzias dans leurs poussées de rêve, qu’apparaisse la menée Hellequin, qu’apparaissent, comme je le redoute, là-haut sur la ligne de crête, les appréhensions de Hannon, cisaillant la pente, fondant vers la prairie, corps travaillant tout de ses mandibules incrustées de métaux et de pierres, qu’apparaissent les éléphants de tête, tels qu’on les a décrits, badigeonnés d’ocres, caparaçonnés de cuirs, armés d’aciers sur leurs flancs, à leurs chevilles, secouant, de leurs hochements de tête, les grelots qui les rendent furieux. De ce plateau montagneux qui ne fait pas une ombre à nos repos nerveux ni aux chevaux qui nous suivent et que nous n’avons pas su prendre, qu’apparaissent les naseaux retroussés, l’encolure fumante des montures sans mors, terrifiées de leur propre emballement, qu’apparaissent les cavaliers couchés sur leur échine, une faux dans chaque main, promenée à hauteur du garrot, le chapelet d’oreilles à la ceinture, les yeux roulant comme ceux de leur bête, qu’apparaissent les grands chiens qui galopent avec eux, et le cortège des chariots dont on n’imagine pas le nombre, où voyagent les corps endormis des hommes à cheval, le cortège des hommes au fouet, au fer, qui font avancer ensemble les femmes et les brebis, et derrière elles l’énorme flot que nous irons grossir, surveillés par la faim, poussés par la masse des autres, perdus pour n’importe quelle lumière, limités aux contours de notre ombre, déplaçant le crépuscule avec nous, portant la muselière qui protège leurs provisions des larcins et, la nuit seulement, transformés en fleur par la verge moite d’un cavalier qui nous aura pris sous sa couverture pour nous murmurer dans sa langue de diable ce qui nous fera toucher notre fin.
Oui, le crépuscule monte de ce que je connais depuis l’enfance.
C’est pour céder à mon désastre que je me suis avancé jusqu’ici, pour connaître ce dessaisissement. Je me suis avancé jusqu’ici pour connaître le son des gorges dont je n’imaginais pas l’amplitude, des gorges travaillées au cri, écartées à la force de la voracité, taillées pour expulser la hargne, pour attraper le monde et l’homme à l’intérieur d’un son qu’aucun esprit n’aura voulu, qu’aucune langue ne saurait reconnaître, que la bouche, cette cité, n’aura ni tourné, ni ciselé d’aucune grammaire, que la bouche n’aura pas le temps de nettoyer de ses forces redoutables et c’est ce qu’est devenu l’espace tout entier, événement sonore capable de me gober, capable, à partir de moi dont la digestion s’est déjà accomplie, de se déployer, inflammation de la pénéplaine dévastée par les sabots, par les roues, par les chenilles des chars, incendie de nos croix qui forment toute notre architecture à l’orthogonale, nos effets en cendres, en paillettes noires dont l’éclat puissant est une énigme dans la nappe de fumée qui a couvert le temps.
Dans cette fumée, le zéro, posé par l’ouverture de ma bouche qui a dit oui aux griffons, oui, je ne sais pas pourquoi, je ne sais pas comment, au ravage de nos sillons, de nos haies, de nos fortifications calculées sur les lois de la matière dont nous sommes, oui aux faces sans œil, trouées, saillies par les myriapodes, par les lombrics, par les mélanogasters pour leur ponte, léchées par le sang quand il fuse, oui, aux faces fascinantes dont la promesse est toujours ce baiser avec la langue dont l’odeur de chien me fera vierge encore, me fera leur corps, oui aux faces qui ne sont pas des visages, qui sont des corps qu’un chef décapité conduit, oui au secret de leur salive qui a pris le goût de tout ce que leur gueule à babines a gardé sous la langue de chairs faites et de fèces pendant que les civilisations passaient, oui à ce goût.
J’attends que se produise ma dissolution dans la plaine, emporté par cette fumée organique qu’ils respirent et qu’ils fabriquent, au sein de leur gorge alliée aux sels, aux croissances du milieu des roches, aux sables sans une goutte, aux blancheurs des millénaires et leurs irrépressibles surgeons et leurs irrépressibles racines broyant le calcaire des fosses nasales, j’attends que se produise mon crâne éclaté sous la vigueur d’un végétal naissant, fou de soleil, pompant pour sa substance les minéraux que mon corps aura passé sa jeunesse à sauver pour lui en bâtons, en plaques terrestres dont le foyer central est sur le point de sauter, j’attends le moment d’entrer dans cet azote, dans cette enveloppe de lumière basse où je n’ai pas pris forme, dans cette source, dans cet élément où je suis instable, promesse de moi-même, où redeviennent possibles toutes les combinaisons qui ne m’ont pas fait, j’attends que cingle sur ma bouche le cuir d’une lanière, qu’il y allume le feu, j’attends le lait de ce feu, sa coulée dans ma gorge et qu’elle attrape le scintillement de ce feu, que le crépitement de ce feu ouvre une colonne à ses grondements, à ses percussions, à son cri en puissance.
J’attends que les pupilles blanches sur lesquelles ont été cousues leurs paupières captent ma chaleur de vivant, captent mon éclat et s’y fixent. Et j’aurai une langue pour essuyer l’arme quelle qu’elle soit du faucheur attiré par ma gueule, lisse d’un petit nombre de désert, d’un plus petit nombre encore de prairies, et j’aurai une langue pour fouiller, moi aussi, moi comme eux, les orifices dont les broches de cuivre n’ont pas fermé les lèvres, j’irai dedans, une fois transformé en sang, une fois transformé en ventre ouvert, avec mes ailes de peau, avec mes vaisseaux rouges, j’irai chercher ce cri, j’attends.
Que se produise cette rencontre avec le fer qui m’a attiré jusqu’à cette barre calcaire, cette dent d’ours archaïque où le cortège furieux descend, bientôt sur nous.
Que n’importe lequel de ces cavaliers sans regard me fasse me connaître, me promettre, qu’il m’exprime de mon corps intime, qu’il y entre, qu’il y prenne pied, qu’il y implante sa corrosive racine, qu’il siège dans ce ventre qu’il aura percé, qu’il s’en fasse le centre, qu’il en soit l’astre dont j’attends d’être le corps allumé.