AG 21/6/2002 : le mot du Président

1 - HISTORIQUE
Je voudrais d’abord resituer la démarche du site www.remue.net dans mon parcours global d’écrivain.
De formation de départ ingénieur Arts et Métiers (nuance : sans diplôme !), mes premiers livres étaient proches de l’univers social et industriel contemporain. Accueillis aux éditions de Minuit, ils m’ont permis de me consacrer totalement, dès 1982, à l’écriture. J’étais peut-être mieux préparé qu’un autre à l’arrivée des machines à traitement de texte, puis aux premières tentatives littéraires sur Internet. Les traductions, les conférences ou lectures à l’étranger, des bourses à Berlin ou à la Villa Médicis m’ont d’autre part sensibilisé tôt à la nécessité d’une dimension internationale de notre activité littéraire.

En 1996, lors de ma première connexion Internet, on faisait en moins de trois heures le tour exhaustif des ressources en littérature de langue française : le site ABU du Conservatoire des Arts et Métiers à Paris, ATHENA à Genève, et le projet ARTFL à Chicago, avec collaboration du CNRS, et quelques sites liés aux universités américaines. La première tâche, pour les quelques pionniers de l’Internet littéraire qui voulurent bien m’accueillir dans leur noyau, était d’augmenter quantitativement, alors que les grandes institutions comme la Bibliothèque Nationale restaient encore à la traîne, le fonds classique disponible en ligne : tâche vitale au regard de la survie même de la langue française, pensions-nous.

Travaillant de longue date sur Rabelais (voir mon livre La Folie Rabelais, Minuit, 1990), je disposais d’une version numérisée par mes soins d’après les fac-similé des originales de 1532, 1534, 1548 et 1552 : confiées à Athena (Genève), une édition complète et fiable de Rabelais en accès libre, dès l’été 1996, a été ma première contribution à Internet. En collaboration étroite avec Athena, nous avons ensuite collaboré pour mettre en ligne Baudelaire, Rimbaud, puis Lautréamont. Ces éditions sont consultées journellement par des centaines d’étudiants du monde entier, le site Athena s’étant imposé depuis lors comme une référence, et son principe d’accès libre et gratuit une fondamentale.

Dès 1997, j’appréhendais pourtant une autre dimension : dans le courrier que me valaient Rabelais ou Rimbaud, la demande portait souvent sur les ressources littéraires quant à la littérature actuelle, et ceux qui aujourd’hui en France la représentent en vie et qualité. Pour Pierre Bergounioux, Patrick Chamoiseau, Jean Echenoz, Leslie Kaplan, Pierre Michon, Valère Novarina, Jean Rouaud et bien d’autres, des aînés comme Julien Gracq, Charles Juliet, Georges Perec, Jacques Roubaud et tant d’autres, Internet était une grande boîte vide. Nul site d’éditeurs, nul site de bibliothèques, nul site de librairies.

D’autre part, nos Å“uvres appartiennent à nos éditeurs, les droits d’auteur en sont notre principale ressource : c’est la raison pour laquelle la Bibliothèque Nationale de France, par exemple, s’arrête à Marcel Proust pour ses ressources en ligne. Nos éditeurs nous proposent désormais des contrats complémentaires pour la diffusion sur e-book (c’est mon cas via Fayard), mais ces nouveaux médias n’accueillent que les livres qui se sont d’abord imposés sous forme graphique. Il fallait trouver, pour la visibilité de littérature " en train de se faire ", une présence originale, hors esprit de diffusion commerciale. Un fonds qui permette d’abord la réflexion, inaugure une communication personnalisée avec l’auteur. Utiliser le potentiel créatif d’Internet pour que le réseau innove en matière de contact direct avec les écrivains, mette en relation directe avec leur atelier, voire leur table de travail.

2 – 1997 : PREMIERE CREATION D’UN SITE PERSONNEL
Par mon propre engagement d’écrivain, mes relations d’amitié avec nombre de ces auteurs, j’ai mis en ligne dès l’été 1997, en créant une des premières " page personnelle " hébergée par Wanadoo (il en existait alors 800, aujourd’hui près de 300 000), avec des moyens techniques rudimentaires, un ensemble de ressources, textes, études, liens, concernant les meilleurs auteurs d’aujourd’hui. Nous accumulons tous, publiés dans des revues ou périodiques, des textes qui sont souvent ceux qui intéressent le plus les étudiants, parce que plus près de l’atelier, du laboratoire, de la table de travail de l’écrivain. Plusieurs m’ont confié des inédits. Ce site a très tôt reçu l’attention de Télérama, du Monde, a été très vite répertorié par les universités et les " portails " littéraires. En deux ans, 38 000 visiteurs venus de 91 pays, embouteillage permanent sur l’accès Wanadoo, et un paysage transformé.

Avec du recul, je considère que c’est une chance imprévue pour moi, à côté de mon travail d’auteur. J’ai pu accompagner la mise en ligne des principales maisons d’éditions (dans l’ordre chronologique : POL, Verdier, Corti, Bourgois, Minuit), cela a renforcé nos liens. Nous ont rejoint les bibliothèques et les librairies. Mon site a été un point de passage obligé pour les sites apparaissants, revues, bibliothèques en ligne, qui constituent désormais un paysage riche et pourtant diffus.

De site ressource, mon site a donc parallèlement évolué en site carrefour : je peux me permettre une sélection subjective de liens, et présenter des " visites guidées " des ressources littéraires sous une forme personnelle que les banques de données alphabétiques des sites portail " généralistes " interdisent, rendent opaque. J’ai fait l’acquisition d’un nom de domaine pour séparer plus nettement le site de mon travail personnel. Je l’ai voulu simple graphiquement, facile à mémoriser et à écrire. Pour cette mutation que nous traversons, et qui n’a de précédente que l’apparition de l’imprimerie, et à cause d’une réflexion entendue lors d’un colloque universitaire à Philadelphie, en mars 2000, dont j’étais l’invité d’honneur : " la littérature française, ça remue encore..", j’ai réservé ce nom de domaine : remue.net. Maintenant, il m’arrive d’entendre " Ah, c’est vous, remue.net ? "...

En juin 2000, j’ai transféré l’ensemble du site chez un hébergeur professionnel (www.online.fr), ce qui a solidifié son archivage par les principaux moteurs de recherche, et une consultation plus fluide et fiable, ainsi que la possibilité d’une mise à jour permanente. Désormais, et avec des échos régulièrement dans la presse, Le Monde Interactif, Libération, Le Magazine Littéraire, Lire, Télérama. Le site à vocation généraliste auteurs.net (produit par Lire et France-Loisirs) m’a élu en décembre 2000 " site de l’année ". Le site conjugue donc désormais vaste public et professionnels, un public qui sait ce qu’il cherche, veut du fonds et des textes, des ressources éprouvées en confiance, un public qui ne vient pas là par le seul hasard du " surf ".

3 – DEPUIS JUILLET 2000, UNE AVENTURE IMPREVUE

des chiffres, une politique
Ce mois d’octobre 2001, le site www.remue.net offre un peu plus de 1400 fichiers de référence, dont 600 images, et un large répertoire de liens extérieurs, dot l’originalité est le classement analogique : environ 1500. Il est visité mensuellement par 6000 personnes, chacune ouvrant une moyenne de 8,5 pages, soit une moyenne de 70 000 "hits" mensuels. En moyenne, progression de de 150% chaque 4 mois. A noter que sur ces consultations, 51% proviennent de France métropolitaine (après être très longtemps resté à 47%), 60% de l’espace francophone (Suisse, Canada, Belgique et DOM/TOM), et donc près de 40% des visites proviennent de l’international, avec une forte dominante dans ces 40% des sections d’études françaises d’universités étrangères.

Surtout, alors que les quelques sites littéraires significatifs, quand ils grossissent, passent à des banques de données triées par ordre alphabétique (ministère de la Culture, auteurs.net, Le Labyrinthe) qui les rend opaques, j’ai privilégié une démarche analogique : proposer des visites et des découvertes en fonction des thèmes évoqués. Non pas classer Walter Benjamin en B et Malcolm Lowry en L, mais faire que selon ses motivations de visite on se voie suggérer d’approcher Walter Benjamin et Malcolm Lowry. Ce choix suppose une approche très rigoureuse et patiente de la construction graphique des pages, mais à terme explique en grande part la fréquence des consultations du site, et son utilisation à la fois par un public large et un public très professionnel, tout autour du monde. Par exemple, depuis wwww.remue.net, on doit pouvoir accéder par au moins 5 entrées au site de référence de la Bibliothèque nationale de France, avec laquelle je collabore régulièrement (avec son service pédagogique, ou son service des expositions, ou son service communication) : quelqu’un qui visiterait le site BNF sans préalable ne disposerait pas de ce guide. D’autre part, l’histoire du site coïncidant avec celle des moteurs de recherche (les robots actuels tenant compte du nombre de liens pointant vers le site), l’ensemble des pages est sans cesse actualisé et répertorié par les principaux moteurs, Google en particulier.

des auteurs, une revue
La page réservée aux auteurs français contemporains reste la plus visitée, accueillant une cinquantaine d’auteurs contemporains des plus significatifs. Pour chaque auteur, on présente chaque fois que possible un inédit, si possible aussi régulièrement renouvelé, on tient à jour un bilan des ressources en ligne pour cet auteur (articles de presse et de revues, sites et pages d’éditeurs), et on essaye, le plus souvent en collaboration directe avec l’auteur concerné, de mettre en ligne de façon vivante des entretiens ou des images liées à sa table de travail, à sa façon d’envisager le travail littéraire. Pour quelques-uns de ces auteurs, le site remue.net est la principale présence sur Internet, et inclut bien sûr pour les étudiants ou visiteurs la possibilité d’un contact direct avec l’auteur. Des pages comme celles consacrées à Danielle Collobert, Leslie Kaplan, Pierre Alferi, Jean Échenoz, Pierre Bergounioux, Pierre Michon, Charles Juliet sont ouvertes près de trente fois par jour. Lorsque ces auteurs disposent eux-mêmes de sites (Valère Novarina, Jean Rouaud, Georges Perec), www.remue.net y oriente immédiatement, tout en accompagnant de ressources inédites.

D’autre part, depuis l’été 2000, www.remue.net édite mensuellement une revue en ligne, qui accueille des inédits d’auteurs confirmés, mais aussi beaucoup de jeunes auteurs n’ayant pas encore publiés, de la théorie littéraire et des réflexions. Complétée de chroniques pour lesquelles j’ai l’aide éditoriale de quelques amis écrivains, cette page elle aussi est une des principales en nombre de consultation, et demande un travail de mise à jour important, à l’égal d’une revue graphique. C’est la revue qui devient le vivier des mises en ligne concernant les auteurs, et la façon la plus directe d’accéder aux nouveautés du site.

des ateliers d’écriture
L’autre versant qui a été décisif pour le développement de ce site, c’est l’activité que j’ai menée en continue depuis plus dix ans dans le domaine des ateliers d’écriture. Travaillant régulièrement avec des publics en situation de grande difficulté sociale, j’ai travaillé avec plusieurs maisons d’arrêt, et mené récemment une expérience forte auprès des sans-abri de Nancy, qui s’est traduite par un livre et un fil. J’interviens désormais principalement dans les dispositifs éducatifs (fac de Sciences de Bordeaux, fac Arts du Spectacle de Rennes, IUFM Créteil), et j’ai collaboré durant deux ans avec la Bibliothèque Nationale de France pour une formation d’enseignants aux techniques d’écriture créative (voir mon livre Tous les mots sont adultes , Fayard, sept 2000). La mise en ligne de textes issus d’ateliers d’écriture c’est le moyen privilégié de leur donner immédiatement une écoute, et aussi de permettre la dissémination de ces expériences. D’avoir aussi, en parallèle, une réflexion collective sur notre démarche. La page réservée sur mon site aux ateliers d’écriture, accueillant d’autres démarches d’écrivains animateurs d’ateliers, est la seconde en nombre d’entrées quotidiennes. Le développement récent de ces démarches, leur reconnaissance au sein des pratiques éducatives (à l’université, en IUFM), leur donne encore plus d’actualité et de nécessité.

en permanence, l’information littéraire
En juillet 2000, l’habitude était prise d’envoyer régulièrement, à 160 correspondants environ, via mon répertoire d’adresses e-mail personnel, des informations à valeur collective. Le bulletin du site est devenu une des plus actives listes d’information régulières en littérature. Automatisée fin 2000, elle rassemble en octobre 2001plus de 530 abonnés. L’inscription et la désinscription sont automatiques et anonymes. Je tiens à cette confidentialité, qui n’empêche pas, via les contacts personneles, de savoir parmi eux nombre d’éditeurs, libraires, institutions ou bibliothèques, des journalistes littéraires, un grand nombre d’enseignants, en particulier universitaires. Dans ce domaine aussi, avec des moyens de départ rudimentaires, la liste remue.net s’est imposée à l’égal de sites disposant de moyens beaucoup plus importants. Les informations " à suivre " me parviennent d’elles-mêmes, mais le bulletin reste un commentaire personnel régulier, une tête chercheuse de ce qui évolue en permanence dans les pratiques d’Internet concernant la littérature. La liste est doublée depuis quelques mois d’une autre, dite " groupe restreint ", permettant à quelques dizaines de personnes, écrivains, enseignants, journalistes, éditeurs, une sélection plus professionnelle d’informations, ainsi qu’un groupe de discussion. À plusieurs reprises cette année, le site www.remue.net s’est affirmé comme lieu de pression et de large discussion dans des débats publics de fond.

accompagner l’influence croissante d’Internet
Pour répondre à cette demande, entretenir et faire évoluer les pages, faire circuler le bulletin, le site www.remue.net exige désormais presque deux heures de présence quotidiennes. Je les assume de façon bénévole, parce que je les considère désormais comme organiques à mon travail d’écrivain. D’autre part, c’est une activité contiguë au travail d’écriture, qui n’empiète pas sur ses exigences. Je souhaite continuer, parce que www.remue.net reste le seul site à proposer ce type de ressources. D’une part, parce que les écrivains présentés accèdent aujourd’hui à une reconnaissance plus large, à des études universitaires sur leur travail de plus en plus nombreuses, et un écho international. D’autre part, parce que cette maturité ou cette reconnaissance que peuvent atteindre ceux de ma génération nous donne une responsabilité supplémentaire vis-à-vis des nouveaux arrivants : les jeunes auteurs qu’accueillent POL ou Minuit ou d’autres baignent dans Internet...

On assiste en ce moment sur Internet à une nouvelle phase : après une très grande dispersion des ressources, un phénomène de concentration et de bipolarisation. Les sites qui marchent sont de plus en plus fréquentés, les autres tombent. C’est sauvage. J’appartiens, par l’ancienneté sur le réseau et la masse critique nécessaire des ressources, à la première catégorie, mais chacun des quelques rares sites présents dans ce créneau restreint (Inventaire/Invention, Matricule des Anges, auteurs.net, Petite Bibliothèque du ministère des affaires étrangères, theatre-contemporain.net) dispose désormais de moyens bien plus larges que les miens, alors que www.remue.net continue de garder sa spécificité et une fréquentation à leur niveau.

Les enjeux d’Internet ne cessent de se modifier. Le paysage change tous les quatre mois. Mais est désormais acquis que la totalité des acteurs de la profession littéraire, éditeurs, libraires, bibliothèques, théâtres, plus les enseignants de lettres et les universités, sont connectés et ont fait du réseau un outil quotidien. Est désormais acquis, en parallèle, et même susceptible de révision, que la perspective d’un bouleversement par le commerce en ligne s’éloigne : les libraires traditionnels (qu’on se reporte à Ombres Blanches Toulouse, Machine à Lire Bordeaux, Dialogues Brest, Sauramps Montpellier) font de leur site un outil de proximité, lié à l’actualité culturelle de leur ville. Cela renforce encore l’intérêt des site ressources comme www.remue.net. Il faut résolument accompagner cette mutation que nous avons la chance de vivre en temps réel, dans son explosion, et dans le bouleversement qu’elle induit dans nos pratiques.

20 février 2003
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