Accident de vélos sur la piste du quai
Cahiers de Une semaine de bonté. Paris, Éditions Jeanne Bucher, 1934.
© Photo Jürgen Pech (détail ©CP).
Max Ernst "Une semaine de bonté"
Max Ernst "Une semaine de bonté" - les collages originaux
Une exposition au musée d’Orsay
Toutes reproductions ci-dessous :
paris.art
artnet
© Isidore Ducasse Fine Arts. Crédit photo Peter Ertl.
© ADAGP, Paris 2009.
Petite philocalie de l’art n°6. Cf. chroniques précédentes
Un accident de cyclistes provoque la collision de données à priori hétérogènes (des collages de Max Ernst et une chronique qui n’en parle pas), déplace le récit chronique de la fiction et donne forme à trois “fantômes”.
JF : C’est la culture même, cela. L’invention culturelle, c’est cela.
Interview de Jean Florence par Xavier Ess
à l’occasion de l’exposition La Beauté Insensée.
Collection Prinzhorn, Université de Heidelberg.
[Exposition 14 octobre 1995-28 janvier 1996, Ville de Charleroi, Palais des Beaux-Arts.]
– Qu’est-ce qu’il leur est arrivées pour en être à ce point ? se demande Carmen Hacedora.
La réponse l’étonne d’abord : les deux cyclistes [il s’agit d’un accident de vélos] n’ont pas affronté une épreuve différente de celle que vit parfois le coureur dit normal au Col du Tourmalet. Mais, contraintes à l’impossible, elles [il s’agit de deux femmes] sont restées sous l’interdit, sous le diktat de cet impossible qui ne s’est pas déployé en "pouvoir-être" champion.
Elles n’ont pas traversé ce réel …•qu’elles n’attendaient pas …• sans égratignures.
Pourtant, des témoins citent encore leur courage exemplaire.
Le choc se produit sur le versant est de la rampe d’accès au pont de pierre entre l’une, Délie [1], [membre active de l’association touristique “l’Idée & la Pédale”] et l’autre, Petite Philocalie, [qu’on ne présente plus].
En plein sprint, Délie descend à tombeau ouvert.
En danseuse, Petite Philocalie, monte à pédales douces.
La grande vitesse altère la lubrification de la force motrice de la machine de Délie : rupture du pédalier, propulsion du vélo et de la cycliste sur la cycliste et le vélo croisés.
Petite philocalie et Délie sont étendues l’une sous l’autre,
et sous un amas de ferrailles brillantes.
Elles sont encore sans connaissance quand Carmen Hacedora les reconnaît.
Revenues à elles, couvertes de mercure au chrome et de sparadrap, elles sympathisent.
Délie a raté l’heure du départ dans les vignes de son groupe.
Elle n’a aucun pied-à-terre dans cette ville à la beauté insensée, ce qui ne l’aide pas à retrouver son équilibre.
Petite Philocalie lui offre un abri provisoire dans son propre abri.
Gagnées, sinon par la confiance …• elles se sont quand même heurtées de plein fouet …• mais par le caractère inéluctable de la cohabitation, elles passent presque trois jours ensemble.
Chaque jour, frontière entre les réalités de la société et ce qui se joue dans l’espace de vie entre les deux femmes, un exemplaire du journal local tombe dans la boîte aux lettres.
Dans une sorte d’euphorie secrète aux conséquences inimaginables, les deux premiers matins Délie urine sur le journal.
Plus encline que jamais à croire que les rêves ont leur propre demeure, Petite Philocalie, enroulée dans les draps du petit lit provisoirement partagé, allongée, puis debout, puis à son tour accroupie, exécute, à petite distance de Délie, un rituel à son locataire clandestin, son double, son rêve
[les fidèles lecteurs des petites philocalies de l’art reconnaîtront Grand Almotasim, bien sûr].
Petite Philocalie, excellente dans cette pratique de la « connaissance-jouissance », initie aux gestes sacrés son invitée-surprise qui est maintenant invitée pour de bon.
– Je trouve ce rituel à mon goût, ne peut s’empêcher de dire le narrateur incertain. Son hermétisme encore sauvage attire mon estime.
– Si Hablas Alto Nunca Digas Yo [2]
– Qu’est-ce que tu dis ?
– Nada.
Le troisième matin, la réalité du monde fait faux bond : pas de journal, le distributeur à domicile a eu un accident [Carmen Hacedora a su plus tard qu’il s’agissait d’un accident de roller].
En manque de pentacle, Délie quitte le lieu d’hébergement, d’autant plus que :
« Drinnn, drinnn, drinnn ... » à la porte d’entrée.
C’est un vieux mécanicien béarnais :
– Votre vélo est « rrrépaRé », dit-il.
Ce roulement d’“R” provoque chez les deux femmes, une explosion d’allégresse.
Propulsée par un éclat de rire, Délie enfourche sa bicyclette et s’en va.
Œuvre d’art impossible n°61 [3],
l’accident vaut pour un éloge de la confusion.
« Ce monde curieux, république du vent
Qui pour monarque s’est choisi un accident. » [4]
[1] Anagramme de “l’idée”
[2] La traduction littérale se trouve dans Enrique Vila-Matas, Abrégé d’histoire de la littérature portative, Christian Bourgois éditeur/ Titres, 2, p.46.
[3] Dora Garcia, 100 oeuvres d’art impossibles, 2001, « évoluer dans une autre dimension ». Cf. Petite philocalie n°1 : Première visite à Félicien Marboeuf.
[4] Gabriel Bocángel, cité par Enrique Vila-Matas, in Abrégé d’histoire de la littérature portative, Cf. livre cité note 1, p. 104.