Anne Terral | Vivante

Tu es toute à l’inconcevable joie de ce jour.
Tu marches vite. Et dans la ville, tes pas résonnent. Je les entends de loin.
Tu marches vite. Et à un rythme si déraisonnable que ta robe légère, déployée autour de toi, semble te suivre avec difficulté. Partie tôt, tu es loin d’être en retard à ton rendez-vous. C’est pourtant le monde entier que tu sèmes dans ton sillage. Comme la mer ancienne, voilà que le trottoir s’ouvre sous tes pas, tes pas qui sont vaisseaux, voile hissée quelque part sous les cheveux, peut-être près de ta nuque. Car tu es toute à l’inconcevable joie de ce jour, joie qui te porte au-delà de tes limites humaines. À peine essoufflée, tu es celle qu’on attend. Dix heures du matin et déjà.
Déjà dans les rues, ta robe est rouge. D’un rouge cerise qui donne du plaisir. Elle est joyeuse, presque mordante, et l’on comprend que tu n’aies pu résister à l’attrait de cette couleur le jour où tu as déniché ce modèle au fin fond d’une boutique dans laquelle tu n’étais encore jamais entrée, près de ton bureau. Quelques minutes à perdre. Ou à gagner. Beau coton, coupe parfaite. Et puis ces boutons, de la nacre ?, et leur diamètre minuscule. Combien sont-ils à descendre le long de ton dos et à en marquer la ligne ? Aussi ton sourire dans le miroir de la boutique, on ne peut s’y tromper, cet éclat quand tu t’es regardée, tournée et retournée, t’es regardée encore, ne pouvais te défaire de ton reflet, de cette nouveauté de toi.
Simplement, jusqu’à présent, tu n’avais encore jamais osé la décrocher de son cintre en bois clair, cette robe, incapable de saisir l’occasion de t’habiller aussi vivement. Et tu t’en voulais de ne pas savoir t’offrir l’heureuse possibilité de rougir avec élégance.
Alors le voici, ce jour où tu oseras – avec son excès de soleil, le beau contraire de la modération. Et lorsque tu as poussé tes volets après une nuit blanche qui ne disait jamais sa fin (comment aurait-il pu en être autrement ?), lorsque tu as respiré l’air déjà dense du matin, tout de suite tu as su que c’était cette robe rouge que tu choisirais de porter. Comme une seconde venue au monde, monde où l’impossible ouvre ses portes. Et où, cette fois, tu te trouves du bon côté.


La longue route inclinée à 45°. Elle traverse le village. Bordée de chênes et de platanes (plus tard, seront tous déracinés).
Je les vois, les trottoirs d’herbe, souvent boueux, semés de crottes, toujours de chiens.
Aussi l’ancien virage, cette lame de bitume fissuré dont la courbe a peu à peu disparue, altérée sous les touffes de chiendent, pissenlits, orties et coquelicots, près du lac que dissimulent de hauts talus.
Il y a le lac justement. Une île est en son centre où je me suis juré un jour d’aller poser le pied. Trois arbres. Chacun connaît par là l’amorce de chemins curieux qui, tous, à leur façon, s’enfoncent dans les champs ou peut-être les bois alentour. Rapides. Cet excitant mystère de leur destination.
J’habite où peu d’enfants habitent. Une maison au crépi blanc, ses toits étendus, son jardin en terrasses. Un chien noir en garde l’entrée, un chien inoffensif, un chien qui a mon âge.
C’est un escalier aménagé à même la terre qui sépare le jardin en deux. Sur un papier, je dessine les lobes confrontés d’un cerveau. D’un côté, rosiers, bruyère, lilas, massifs de troènes, plus haut un potager planté de haricots et de tomates en grappes. De l’autre, fouillis organisé de myosotis et jonquilles avec plantes en oreilles de lapin pour le plaisir des doigts et tas de mauvaises herbes. Nombreux.
Le feu, souvent, pour les brûler. Plus tard, interdit par les autorités.
Je vois la 403 grise. Garée devant la maison, elle attend son départ. Je sais l’herbe qui a envahi plusieurs centimètres carrés de son plancher avec la permission du jardinier.
Les heures sont chaudes et en maillot je joue. Longtemps, sans chapeau. Le dos blanc sur fond vert. Je ne suis pas là pour craindre quoi que ce soit.
Un tuyau d’arrosage brille dans l’herbe. Il m’a abandonnée.
En cachette, cette danse qui s’invente au bout des pieds, le mouvement de la canne dénichée dans une armoire et ça mouline à la Charlot. Peut-être à la grand-mère.
Dans un chêne, au milieu de la haie, épaisse, qui sépare du voisinage, cette cabane que j’aménage, barreaux d’une échelle cloués sur le tronc, plateforme formée de trois planches réunies, jumelles énormes et noires pour observer. Personne ne sait où je suis. On m’appelle pour le déjeuner. Je tarde. Je veux inquiéter. J’ai le droit.
Car je guette les criminels. John Despasos, Kit Melville. Leurs noms notés dans un carnet à spirales petits carreaux, toute leur identité détaillée, meurtres commis, victimes, dates et lieux exacts des faits.
J’ai deux frères et une sœur, un père, une mère, je suis seule.
Mon short est en jean, blanchi à la pierre ponce.
Je guette encore longtemps.
Du haut de mon arbre, je ne vois rien venir.
Le monde sans danger à cette époque-là.


Mais aujourd’hui, tu es toute à la joie. Et ton cœur euphorique de ce sentiment-là, même si tu n’en as pas encore saisi la pleine réalité. C’est une poignée de sable, te dis-tu, une poignée de sable par la main brassée, caressée, agacée, qui ne se retient pas : la plage, autour, est plus réelle que le jour à midi ; sa luminosité, son odeur, ses algues formant çà et là sur le bord du rivage des amas compacts, presque menaçants, changent en apparence peu de choses au vide de la main une fois le sable disparu ; néanmoins, nichés entre les doigts, là où on pensait ne rien trouver, demeurent quelques grains. Et ce sont ceux-là même qui donnent, et te donnent, la preuve de ce qui est, malgré l’apparente absence de tout.
Tu marches vite.
À ta poursuite, on ne gagne qu’un souffle court.




8 mars 2012
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