Argol et Maldoror
Quelques propriétés des objets aimés.

Un texte essentiel de Jean-Paul Goux donné à la revue Théodore Balmoral (Orléans), printemps-été 1997.


L’IMPORTANCE QUE NOUS ACCORDONS À UN TEXTE relève certainement davantage des qualités que nous lui prêtons que de celles qu’il possède réellement. Pour des raisons multiples et qui tiennent sans doute aux circonstances particulières d’une lecture - et dans la détermination de ces circonstances interviennent, comme on sait, des éléments aussi irréductiblement subjectifs que la lumière du bureau, de la chambre ou du jardin dans lesquels nous nous sommes installés lorsque nous avons lu ce livre pour la première fois, la librairie où nous l’avons acheté, les livres que nous venions de terminer, l’humeur qui était la nôtre, l’état de notre esprit, son aptitude à recevoir ou non les impressions éveillées en lui à tel ou tel passage comme la seule traduction un peu fidèle d’émotions qui semblaient n’avoir attendu que ce moment et ces pages pour venir au jour de la conscience -, il semble qu’on puisse découvrir grâce à tel livre certaines choses qu’on avait sans doute plus de chance de découvrir par le truchement d’un autre où elles étaient plus évidentes, mais qu’on n’a pas pu découvrir parce que ces circonstances dont je parle ne s’y prêtaient pas. En ce sens, le programme pédagogique élaboré par Ezra Pound dans son Comment lire relève d’une conception erronée de la lecture : on ne saurait programmer les circonstances qui permettraient d’accéder sans perte de temps à la conscience de tel ou tel phénomène littéraire. Si je cherche à nommer ce que j’ai aimé et que je continue d’aimer dans Les Chants de Maldoror et dans Au château d’Argol, je ne crois pas nécessaire d’y déceler des qualités ou des particularités qu’on ne trouverait nulle part ailleurs, mais je sais que c’est là et nulle part ailleurs qu’elles me sont apparues avec vigueur pour la première fois, je sais que c’est là qu’ont été posées avec netteté, pour moi, certaines valeurs auxquels je tiens parce que ces textes m’y ont rendu sensible. On conçoit que de tels livres puissent jouer le rôle d’un intercesseur, et qu’entre nous et tel souci littéraire ils aient toujours tendance à s’entremettre. Et l’on ne reviendrait avec une telle fidélité à de tels livres qu’en raison du rôle initiatique qu’ils ont pu jouer, du rôle d’intercesseur qu’ils ont pu tenir, et qui fait qu’il nous semble nécessaire d’en passer par eux sitôt que nous voulons retrouver les données essentielles de ce souci qui nous occupe. Ils ont ainsi, ces livres préférés, les propriétés d’un écran, parce qu’ils nous ont montré ce que nous n’avions jamais pu voir avant de les découvrir, et qu’ils s’interposent pour remédier à notre souci comme aussi bien pour le réfléchir.

II est possible encore qu’il faille tenir compte d’un autre élément qui contribue à modifier sensiblement l’image réelle des textes de dilection qu’on a dès
longtemps fréquentés - qui permettrait de comprendre que leur intérêt tient moins à leurs qualités intrinsèques qu’à celles qu’on a pu leur prêter -, et qui n’est autre que l’insidieuse opération de détournement opérée par le souvenir, lequel tend à reverser intégralement au crédit de ce livre-là les plus-values d’un capital amassé ailleurs. Il semble qu’en littérature aussi on ne prête qu’aux riches et qu’on soit fortement tenté d’attribuer à ces textes préférés qui sont par excellence des textes riches, des mérites dont ils n’ont pas nécessairement l’exclusive, des effets à la paternité desquels ils ne peuvent prétendre que parce qu’ils ont été les premiers à les déclarer. Je ne sais plus bien distinguer, lorsque je cherche à nommer les raisons qui me font aimer Argol ou Maldoror, ce qui serait leur texte réel et ce qui serait leur image fantasmée, pervertie par les innombrables adjonctions ou omissions du souvenir et de la tendresse. Une telle distinction est-elle d’ailleurs bien nécessaire ? L’importance d’un livre se mesure à ses effets, à ce qu’on a pu ou cru découvrir grâce à lui, il compte bien peu qu’on lui fasse ainsi dire des choses qu’il n’a peut-être jamais voulu dire. En littérature aussi la cristallisation fait ses effets : l’objet aimé, sous les charmes puissants de la nécessité, appelle son lecteur aux seules exigences qui vaillent.

Je ne chercherai donc pas à vérifier si ces textes de Gracq et de Lautréamont possèdent bien les qualités dont ils se sont pour moi parés lorsque je les ai découverts, ni s’il est bien légitime de les associer aussi étroitement que je suis toujours tenté de le faire pour cette raison que je les ai lus l’un et l’autre exactement au même moment, à la fin de l’adolescence.

Argol et Maldoror rendent sensible au très énigmatique litige de la poésie et du roman, lorsqu’il est posé sinon en termes de genre - expression bien impropre car la poésie n’est pas un genre, pas plus que le récit, auquel au demeurant la prose romanesque ne saurait se réduire -, du moins en termes d’exigence, tout se passant encore trop souvent comme si l’exigence littéraire fût nécessairement, de droit ou par essence, du côté de la poésie. Ils ne dépassent pas les genres, ils dépassent le vieux et faux litige de la poésie et du roman, leurs querelles de bornage ou d’investiture, leurs conflits de préséance, leur absurde rivalité pour décrocher le pompon de la dignité suprême. La prose d’Argol et de Maldoror « assume quelques-uns des rôles autrefois tenus par la poésie », pour emprunter à Virginia Woolf une formule qui a aussi le mérite de régler leur compte aux conceptions bâtardes et esthétisantes de la « prose poétique », du « roman ou du récit poétiques », car cette prose qui assume les exigences de la poésie, qui est employée « à des fins pour lesquelles elle n’avait jamais été employée », si elle permet à un « genre de roman encore sans nom de s’élever haut dans le ciel, non d’un seul trait mais en volutes et en cercle », elle ne vise en rien à poétiser le roman.

Argol et Maldoror sont médiocrement soucieux de fonder le mouvement romanesque sur le mouvement d’une intrigue. Ils font peu de cas de ces composants obligés du roman à intrigue, traitent avec désinvolture ces ressorts caractéristiques du récit mais nullement du roman - essentiels au plaisir narratif mais nullement au plaisir romanesque : les personnages dotés d’une identité sociale bien définie, d’un caractère qui détermine leur conduite, d’une parole ponctuée de « cria-t-il » et de « lança-t-elle » ; les événements où se déploient les actions des personnages et combinés en vue d’une conclusion ; le bouclage des actions par des commentaires qui servent de transition aux suivantes.

Le principe du mouvement dans Argol et Maldoror, le moteur essentiel de leur prose et ce par quoi ils sont des romans plutôt que des récits, c’est la syntaxe. La poussée qui fait avancer le texte, son dynamisme, sa tension, la force impé rieuse qui meut aux deux extrémités du texte la main de l’écrivain et celle du lecteur et les fait l’une et l’autre aller de l’avant, avancer et continuer, tourner les pages - cette poussée, cette tension, cette force qui mettent en mouvement le roman, puisent leurs ressources à la même origine qui est l’énergie motrice de la syntaxe. Il suffit de les ouvrir au hasard pour sentir ces qualités d’emportement de la syntaxe et pour mesurer qu’un tel effet doit bien peu de chose au mouvement de l’intrigue. La phrase maintient constamment sa tension, elle dure afin de repousser l’instant où elle lui faudra s’échouer sur le point final, soit que le commencement paraisse toujours un peu effrayant et qu’il paraisse préférable de continuer, d’explorer jusqu’à épuisement le filon qui vient de se découvrir, soit que les chances mêmes de tomber sur un filon n’apparaissent que dans l’obstination à maintenir coûte que coûte ouverte la galerie dégagée au commencement. La phrase est tout entière tendue dans l’effort pour porter un peu plus loin son bond ; elle s’étire afin de retarder la venue de la pause et du point mortel, et tout à la fois elle creuse, pour en accroître le volume, la cavité qu’elle se ménage dans la masse du texte qui l’entoure : elle fait son trou et paradoxalement n’accumule qu’afin d’accroître son espace vital, elle rend par là sensible qu’elle a toujours de la ressource et toujours un espace où se déployer.

La prose d’Argol et de Maldoror est une machine à lier : elle fabrique des liaisons, articule, enchaîne, module, progresse. Elle rencontre la rhétorique ; elle en retourne les fonctions de cimentage logique et de bouclage psychologique en la faisant servir à des glissements et à des déplacements insidieux et quasi oniriques dont rend parfaitement compte l’expression : être mené en bateau - on était là et, sans solution de continuité, sans le moindre sentiment d’une rupture, jamais, voici qu’on est ailleurs. Rhétorique de magicien dont on scrute chacun des gestes, qu’on ne perd pas de vue une seule seconde, et qui sort le lapin du chapeau après une suite de gestes bien liés, sans qu’on ait pu deviner, jamais, l’instant où il l’y avait mis.

Le « domaine d’Argol » et de Maldoror, c’est celui où règne le roman : celui du continu. Non pas le discontinu du « mouvement moderne » - Lautréamont est l’anti-Rimbaud -,non pas le clivé, le heurté, le staccato, l’instantané, l’irréversible, l’hétérogène, le désordre, le lacunaire, le multiple, le fragment, mais l’enchaînement, la suite, l’interconnexion, le phrasé, le legato, la durée, le réversible, l’épaisseur, la totalité, l’unité. Le roman fabrique un temps continu : il ne mime pas le discontinu du temps existentiel. L’exigence « moderne » n’est pas nécessairement où on l’a mise, où l’on a cru la trouver. Le roman impose une forme : c’est l’expérience de la discontinuité qui fait ainsi désirer une esthétique de la continuité.

Argol et Maldoror posent une voix. Non pas la voix d’un auteur, la voix de la prose, « la voix sans repos et sans bruit, celle qui se tait lorsqu’on parle » (Valéry). La voix est une coulée continue, un rythme qu’elle tient de son oralité, qu’elle tient du corps et non du parlé. Et c’est la syntaxe qui retient le corps dans la prose, qui fait l’oralité du rythme, qui fait la coulée sonore continue, la tension dynamique de la voix de la prose.

Argol et Maldoror sont des proses jubilatoires qui font un usage voluptueux de la langue et rendent sensible au lecteur la jouissance qui les a portées, cet éblouissement narcissique du virtuose juvénile que fascinent la découverte et l’étendue de ses propres pouvoirs, et qui ne jouit jamais tant que lorsqu’il exhibe sa propre virtuosité. Parce qu’ils sont toujours agitation, mouvement, éréthisme, Argol et Maldoror ont des effets d’entraînement auxquels le lecteur ne peut s’abandonner longtemps sans se convaincre qu’ils appellent à autre chose qu’une simple lecture, et que la seule façon d’entrer soi-même véritablement dans ce tourbillon enthousiaste, c’est de se mettre à son tour à écrire.

Jean-Paul Goux
1er février 1997
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