Aude Lalande : L’impossible de la fondation (2)
Fonder sur une terre déjà habitée
L’univers de Faulkner, écrit Glissant, « est plein de cette réclamation toujours avortée : l’exigence d’une genèse, et son tragique des-tin ». Réminiscence surgissant à la marge, les Indiens prennent place, très exactement, à l’endroit de ce tragique : dans l’espoir d’une genèse (d’un re-démarrage à zéro) contredit par la réalité d’une di-genèse (d’une origine qui n’est pas une création) ; dans un projet de fondation (la profondeur) gêné par l’incontournable d’une relation (l’étendue). Pour des colons au passé trouble, le Nouveau Monde apparaissait comme une seconde chance offerte par le divin. Mais cette seconde chance se trouvera gâchée. Parias, rebelles, « frappés de mort civile » ou « laissés pour mort » sur un champ de bataille [1], « définitivement, absolument [...] errants », « comme les héros de tous les livres épiques », pous-sés de lieu en lieu, en quête d’une terre où trouver souche, les fondateurs du comté du Yoknapatawpha arrivent sur ce territoire frontalier des Choctaw et des Chickasaw au terme d’une longue ligne de fuite brisée, tels Jason Lycurgus Compson, passé de guerre en guerre depuis son plus jeune âge, échappé chaque fois d’une armée en déroute, et enfourchant sa mule un jour vers le Sud, pour s’arrêter au comptoir chickasaw d’Okatoba [2] et en finir avec l’errance et la malédiction. Mais le redémarrage, l’espoir d’un oubli ou d’une purification, échoueront de s’exercer dans un monde insuf-fisamment vierge, et déboucheront sur une disparition. Troisième terme incontournable - obstacle supplémentaire à un rêve de fondation entaché déjà par la pratique de l’esclavage, et menacé par l’évitement ou le refus de l’alliance -, les Indiens ressurgissent à l’endroit de la nécessaire affiliation au territoire. À mesure de leur apparition/disparition dans l’œuvre, la mémoire du comté basculera de la généalogie à la géographie : dans le même mouvement, se jouent l’expansion d’un monde maudit qui voit s’ef-facer sous ses pieds la nature généreuse qui aurait dû l’accueillir - et le puri-fier -, et la disparition progressive d’un monde condamné.
L’enjeu cependant paraît moins celui de leur propre existence que de la disparition de la nature ou de l’espace sauvage. À peine arrivés dans le comté, les Blancs achètent, échangent, occupent, « ou en tous cas acquiè-rent » des terres (Requiem pour une nonne. Mais l’espace sauvage (the wilderness) reflue progressivement, s’éloigne, et finit par se dissoudre. Descends, Moïse, plus que tout autre, est le roman de cette disparition. Suivant la trace de la famille McCaslin pendant plus de quatre-vingts ans, il en dessine le mécanisme. Lors de son ouverture en 1859, deux ans avant la guerre de Sécession, le Mississippi est encore (dans « Autrefois ») un pays de la Frontière, cette zone mouvante séparant les terres déjà colonisées des terres à conquérir. Quatre-vingts ans plus tard (dans « Automne dans le Delta »), la dernière chasse d’Ike McCaslin n’a plus lieu dans les Basses Terres du Yoknapatawpha, dans « l’étendue presque vierge encore de marais, de brousse qui séparaient les collines des villes et plantations en bordure du Mississippi » où le major De Spain avait fait construire le pavillon, les écuries et les chenils de son camp de chasse et où chaque année il invitait les hommes qu’il estimait dignes de chasser le gibier (Les Larrons). Elle se déroule à des centaines de kilomètres de là, dans la région du Delta [3]. La forêt n’a cessé de reculer. En deux ou trois généra-tions, le pays a été « dépouillé de ses marécages, de ses arbres et de ses rivières » (« Automne dans le Delta »). Et, dans l’intervalle, la nou-velle centrale du roman, « L’Ours », est le récit de la disparition du Vieux Ben, le Grand Ours, l’animal totémique par excellence, « emblème et apo-théose de la sauvage existence d’antan », que chaque année, le même mois, les chasseurs revenaient chasser dans les mêmes bois, comme elle est le récit de celle, simultanée, du dernier dépositaire de la culture indienne, Sam Fathers, mort quelques jours après la chasse qui a eu raison du Grand Ours. Le wilderness s’est éteint. Le terme, omniprésent dans Descends, Moïse, récurrent à l’endroit des Indiens (les nouvelles indiennes, on l’a vu, ont été publiées sous le titre « The Wilderness » lors de leur édi-tion de 1950), sans véritable équivalent en français (« sauvage », « désert », mais aussi « furieux, violent »), fait entendre la marque et l’ambiguïté de ses connotations bibliques, par delà l’espace de la forêt primitive opposé aux terres déjà domestiquées et défrichées, ou encore l’expression d’un sentiment de la nature périodiquement réactivé dans les saisons de chasse ramenant vers les Basses Terres. Lieu d’errance, d’épreuves et de souf-frances, mais aussi refuge et sanctuaire du peuple hébreu dans les tradi-tions anglaises des Écritures, évocation plus tard, dans les sermons des colons puritains, de l’inquiétante sauvagerie d’un continent à découvrir et à conquérir, puis, à mesure de sa disparition, d’un « paradis perdu de vigueur et de pureté », il fait entendre ses réso-nances mythiques. Avec le vieil ours, les animaux totémiques de la forêt et le savoir ancestral de Sam Fathers, c’est la charge imaginaire d’un Nouveau Monde, d’une terre promise, qui s’évanouit.
Les Indiens du Yoknapatawpha offrent la mesure, le symbole et le maté-riau du rapport avec la terre que signale cette disparition. Ils incarnent le lien avec le wilderness, un lien qui s’efface avec lui sans doute. Mais d’un autre côté, par ces procédés de dédoublements, de bifurcations et de retourne-ments qui font l’épaisseur et le tragique des personnages faulknériens (un tragique indissolublement lié à l’hybridité et à l’instabilité dans lesquelles ils sont pris : soumis à des courants contraires, placés sur un sol perpétuel-lement mouvant, les personnages de Faulkner ne sont jamais sûrs de rien, ils ne cessent de relire leur propre histoire), les Indiens marquent ce dans quoi s’origine la perte du wilderness (ils participent de la faute), et ce par quoi on s’y ré-affilie (ils offrent la possibilité de la rédemption).
Non seulement l’échec de l’enracinement des Blancs n’empêche pas en effet le déracinement des Indiens - le sol devient flottant pour tout le monde -, mais Faulkner trouve dans leur déracinement le motif même de l’échec de l’enracinement des Blancs. Car la malédiction de la terre, son refus et son reflux, trahissent moins la spoliation des Indiens qu’une appropriation à laquelle ils sont mêlés, et dont ils révèlent l’essence : en vendant ce à quoi ils appartenaient, ils se sont condamnés eux-mêmes à la disparition. La terre n’a pas été souillée, devine Ike McCaslin, « par ce que [son grand-père], sa race, ses ancêtres, avaient emporté du crépuscule cor-rompu et vil de ce vieux monde dans ce nouveau pays ». Elle était « déjà maudite même lorsque Ikkemotubbe et le père d’Ikkemotubbe, le vieil Issetibbeha et les ancêtres du vieil Issetibbeha la détenaient, déjà souillée, avant même qu’aucun Blanc la possédât » (« L’Ours »). Le pacte avait déjà été rompu, suppose-t-il, entre la terre et les hommes, entre le Créateur et la créature (l’homme) qu’il avait créée pour être son « admi-nistrateur sur la terre » et « conserver la terre indivise et entière dans l’ano-nymat d’une communauté fraternelle ». La terre n’aurait pas dû être bradée. Les occupants du Yoknapatawpha ont moins de comptes, dès lors, à rendre aux Indiens qu’à la terre elle-même, et la faute des Blancs est moins d’avoir privé les Indiens de la terre que de s’en être privés eux—mêmes. La question posée est celle de la relation ontologique au territoire : peut-on vendre (ou acheter) ce à quoi on appartient (ou prétend apparte-nir) ? Vendre la terre, en faire sa terre, c’est moins se vendre soi-même que ne plus appartenir à quoi que ce soit, et se vouer à la perte. C’est non seulement renoncer à y faire racine, mais c’est être emporté dans le mou-vement d’une disparition inexorable.
Mais si les Indiens représentent la figure de la faute, ils offrent aussi la pos-sibilité de la rédemption : si l’on se perd par appropriation de la terre, on peut se sauver par ré-affiliation à l’espace sauvage, grâce à leur médiation. Récit d’une faillite, Descends, Moïse est aussi le récit d’une initiation à l’es-pace sauvage de la forêt, celle que dispense Sam Fathers au jeune Ike McCaslin, depuis le sacrifice sanglant par lequel celui-ci franchit un seuil à l’âge de douze ans (le « meurtre » d’un cerf transformé en baptême par le barbouillage du visage de l’enfant avec le sang encore chaud et fumant de la bête) et le long et patient apprentissage, sans montre ni boussole, de l’im-mensité touffue et sauvage, jusqu’à la vision enfin du vieil ours, l’ancêtre et l’âme vivante de la forêt. Marqué, par son initiation, « avec quelque chose que Sam en son temps avait reçu de son peuple oublié et disparu » (« Les Anciens » ), enfant ayant saisi lors d’une aube de novembre, quand le vieil Indien l’avait mené sous le grand cyprès, « que c’était là exactement qu’allait passer le cerf, parce que coulait dans les veines de Sam Fathers quelque chose qui coulait également dans les veines du cerf » (« Automne dans le delta »), Ike McCaslin optera, lors de sa majorité, pour la rela-tion plutôt que pour la fondation, pour la fidélité non seulement aux forces magiques de la forêt mais à l’égalitarisme auquel il a été initié au travers de la chasse, plutôt que pour la perpétuation d’une entreprise qui contredit ses convictions. « C’est Sam Fathers qui m’a délivré » (« L’Ours »), déclare-t-il à son cousin lorsque, en âge d’hériter, il décide de renoncer à une propriété foncière qu’il juge illégitime. Mais sa rédemption - relative et qu’il paie d’une extinction sans descendance, sa femme se refusant à lui du jour où il renonce à la terre que lui a léguée le vieux Lucius Quintus Carothers - passe par la légitimation de la terre elle-même : né de la terre, le Vieux Ben l’a reconnu, qui ne s’est laissé approcher que par ce garçon à qui l’initiation a rendu « l’innocence primordiale ». Face à un rêve d’auto-engendrement, de fondation ex nihilo sur un sol que l’on aurait souhaité désert et vierge, les Indiens indiquent la voie d’une ré-affiliation à la terre, le modèle « autoch-tone » d’une légitimation par les forces chtoniennes et la nature elle-même, d’une implantation prenant acte des forces déjà pré-sentes et s’établissant dans la relation.
Le wilderness disparaît cependant, et les Indiens du Yoknapatawpha en figurent d’autant mieux l’extinction que, pris déjà dans le mouvement, ils se retrouvent privés de racines et dépourvus de tradition. Portant, pour la plupart, des noms anglicisés, et plus souvent dotés d’extravagances que de coutumes (devenus cannibales dans « Feuilles rouges » [4], échangeant leurs rites funéraires dans Descends, Moïse, vivant dans l’habitacle d’un bateau à vapeur abandonné dans « Un juste »), ils manifestent rarement plus de particularités culturelles qu’une extraordinaire aptitude à la chasse. Sans tradition, ils deviennent sans passé et sans avenir, pris tout au plus dans une poussée qui les dépasse. « Surannés », privés de terre, ils sont dépouillés sans doute, mais ni plus ni moins que « les archaïques et les dépossédés » qui les ont précédés, ceux qui les ont spoliés l’ayant eux—mêmes été - Ikkemotubbe n’a jamais fait que céder son terrain au petit—fils d’un réfugié écossais, qui avait perdu ses privilèges de naissance en s’attachant corps et âme à un roi qui avait lui-même été déchu (Appendice Compson), et les grandes sagas des origines (Requiem pour une nonne, « Mississippi ») égrènent la longue série des « archaïques et [des] dépossédés, dépossédés par ceux-là mêmes qui, à leur tour, furent dépos-sédés parce qu’eux aussi étaient devenus archaïques : les sauvages Algonquins, Chickasaw, Choctaw, Natchez et Pascalouga » (Requiem pour une nonne). Sans ancrage, ils sont pris dans un pourrisse-ment, une agonie. Interrogé sur la signification du titre de la nouvelle « Feuilles rouges », qui raconte la fuite, sept jours et sept nuits durant, puis la capture, par ses propriétaires chickasaw, d’un esclave cherchant à se soustraire à la tradition (construite, imaginaire) selon laquelle l’esclave et le cheval du chef devront être sacrifiés sur sa tombe, Faulkner concède que « c’est probablement un symbole » :
Les feuilles rouges ont trait aux Indiens. C’est l’agonie de la nature que rien ne peut arrêter, qui a asphyxié, étouffé, tué le nègre. Les feuilles rouges n’ont rien contre lui quand elles l’étouffent et le tuent. Elles n’ont rien contre lui, elles l’aiment probable-ment, mais c’est une mort normale à laquelle les feuilles rouges, qu’elles le regrettent ou non, n’ont plus rien à dire .
L’agonie des Indiens c’est l’agonie de la nature, et l’agonie de la nature marque l’échec d’une genèse rêvée comme un départ de zéro.
L’étouffement dans la stase
Si les Indiens toutefois peuvent fournir aux Blancs du Yoknapatawpha le motif de leur rapport avec la terre, et de son impasse, c’est que loin de constituer leur Autre, ils semblent intéresser Faulkner en ce qu’ils sont dis-ponibles à une identification pour les Blancs, ou enclins à s’identifier à eux. Et de fait, leurs destins se nourrissent et se croisent : pendant que les Blancs cherchent la vérité de leur relation avec l’espace du côté du noma-disme (du mouvement et de la chasse), les Indiens vont s’éteindre étouffés dans un rêve généalogique de fondateurs sans racines.
Cette familiarité des deux mondes n’est pas sans fondement historique. Nelcya Delanoë rappelle que les Indiens, bien que « décrits, en dépit de toutes les évidences contraires, comme des êtres errants, chasseurs et nomades [...], vivaient dans des villes étirées le long de vallées et de cours d’eau, à la fois pêcheurs, chasseurs, mais aussi cultivateurs savants, organisés en un système social à la fois lâche et précis, souple et codé, placé sous le signe de l’enracinement et de la mobilité ». Dans cette région du sud du Mississippi, les Choctaw comme les Chickasaw, faisant partie des « Cinq tribus civilisées », avaient au début du XIXe siècle une activité tournée vers l’agriculture, dans des villages répartis le long du Grand Fleuve, où ils prati-quaient déjà l’esclavage. Non que Faulkner fasse œuvre d’historien, mais il cherche, comme d’autres après lui, un motif du rapport au territoire qui échappe à l’ossification de la propriété sans être pour autant du côté de l’er-rance, et il le trouve du côté d’un nomadisme sans migration ni voyage - l’histoire a montré avec Toynbee, dira Gilles Deleuze, « que les nomades, au sens strict, au sens géographique, ne sont pas des migrants ni des voyageurs, mais au contraire ceux qui ne bougent pas, ceux qui s’accro-chent à la steppe, immobiles à grands pas, suivant une ligne de fuite sur place ». Faulkner puise dans le matériau historique ou les motifs de la tradi-tion orale, comme Gilles Deleuze puisera dans la littérature américaine (ses « lignes de fuite », ses départs et ses ruptures, « ses poussées et ses craquements ») le matériau d’une reconceptualisation du rapport au territoire fon-dée sur la déterritorialisation, le devenir et le mouvement. Ou comme divers groupes politiques et auteurs contemporains trouveront ensuite chez Deleuze la métaphore du rhizome pour caractériser la socialité de peuples (en diaspora par exemple) exposés au mouvement, aux métissages, à la mixité des références. Allers-retours, en somme, entre le réel (social, historique, politique) et l’élaboration symbolique et concep-tuelle, dans lesquels l’activité fictionnelle, ses mises à l’épreuve de la cohé-rence du réel, son travail incessant sur les catégories symboliques, trouvent leur place.
Les Indiens du Yoknapatawpha fournissent donc aux colons blancs le motif d’un autre rapport à la terre. Mais ce rapport s’inverse à mesure de leur apparition/disparition : pendant que les Blancs cherchent du côté du nomadisme la vérité de leur relation avec l’espace, les Indiens s’épuisent dans un rêve généalogique, s’effaçant progressivement du comté. En appa-rence le processus d’extinction est spatial : au fil des nouvelles indiennes, l’espace recule et se raréfie, depuis celui ouvert de « Chevalerie rustique » jusqu’au repli sur un monticule de « Une chasse à l’ours », où les Chickasaw sont relégués dans un espace, non plus seulement clos mais « fragmenté et enclos », passant par l’expulsion pure et simple ou par le cantonnement dans des réserves. Dans « Chevalerie rustique » apparais-sent les premières esquisses de frontière - maintenant, dit le narrateur, « il y avait une ligne qui passait à travers les bois bien que personne ne pût la voir. Elle courait à travers les bois aussi droit que le vol d’une abeille, avec d’un côté la Plantation, où Issetibbeha était l’Homme, et de l’autre l’Amérique, où c’était le général Jackson qui était l’Homme ». Le sit-in de la tribu des Weddel sur la pelouse de la Maison Blanche fait suite, dans « Pauvres Indiens ! », aux menaces que fait peser un colon blanc sur leurs déplacements : ayant acheté en face de leur plantation l’accès au seul gué existant à trois cents miles à la ronde, il y a dressé un péage. Avec « Un juste » et « Feuilles rouges » commencent les premières négociations de la terre, achetée, occupée ou gagnée au jeu par les Blancs, ou convertie par les Indiens en plantations qui se fragmentent progressivement. Mais ce jusqu’à l’inversion radicale des hospitalités : « et tout à coup », relate l’his-toire du Yoknapatawpha théâtralisée dans Requiem pour une nonne, « Ikkemotubbe et ses Chickasaw allaient se trouver les hôtes du Gouvernement fédéral, sans en devenir les amis ».
Mais l’espace n’est pas seul en cause :
Dans quelques années, les descendants et les gens d’Ikkemotubbe allaient disparaître et leurs survivants, au lieu de vivre en guerriers, en chasseurs, allaient vivre comme des Blancs - fermiers paresseux, négligents ou, çà et là, propriétaires de ce qu’eux aussi appelaient plantations, propriétaires d’esclaves fainéants, un peu plus sales que les Blancs, un peu plus paresseux, un peu plus cruels - jusqu’au jour où enfin le sang farouche lui-même aurait disparu pour ne plus reparaître qu’incidemment sous la forme du nez d’un Noir sur une charrette à coton, ou chez un ouvrier blanc de la scie-rie ou un trappeur ou un chauffeur de locomotive (Appendice Compson).
Chez Faulkner, l’extinction des Indiens est moins l’effet de leur évanouis-sement par-delà la Frontière que d’une dilution de leur sang. Dans Descends, Moïse encore, ouvrage central où se jouent non seulement le devenir de la nature mais la destinée des Indiens, on assiste, remarquait Michel Butor, « à l’extinction du sang indien sous les trois masques qu’il est susceptible de revêtir : l’Homme rouge, l’Homme noir, l’Homme blanc ». Le roman concentre en effet, au travers des trois Indiens qui le traversent (Jobaker, l’Indien rouge ; Boon Hogganbeck, l’Indien blanc ; et Sam Fathers, l’Indien Noir) ce que déploie, dans ses marges, l’ensemble de l’œuvre : trois destinées indiennes, prises dans la polarité Noirs/Blancs. L’échec du métissage avec les Blancs (les Weddel) ; la réduction en esclavage des descendants métis de Noirs et d’Indiens (Sam Fathers pendant les soixante premières années de sa vie) ; la dégénéres-cence ou le départ pour ceux qui ont veillé à l’étanchéité des frontières raciales (Ikkemotubbe et sa tribu).
« L’Homme blanc » est incarné par la tribu des Weddel dans « Pauvres Indiens ! » et « Victoire dans la montagne ». Francis Weddel, son chef mi—français mi-choctaw [5], récuse moins l’appropriation de la terre (il possède un domaine immense, un titre de propriété en bonne et due forme, et a vendu fort cher le lopin de terre sur lequel devait apparaître le péage, « Pauvres Indiens ! » ) qu’il ne réclame le droit de rendre justice lui-même et de voir reconnaître son mode de règlement des conflits. Mais la propriété indienne, si florissante soit-elle, échoue sur une incapacité à se distinguer de la condition des Noirs et à s’émanciper du statut de mino-rité. Greenwood Leflore, modèle historique de la tribu des Weddel évoqué nommément par Faulkner à plusieurs reprises [6], chef choctaw resté dans le Mississippi après le départ de son peuple, grand planteur de coton, pro-priétaire d’esclaves, qui laisse après sa mort « un comté dont le siège por-terait le nom de la maîtresse d’un roi de France » [7], refuse en 1861 d’accepter la confédération sécessionniste et, les troupes confédérées enva-hissant ses propriétés, s’immole par le feu enveloppé dans un drapeau amé-ricain. Saucier Weddel, son descendant fictif, confédéré à la peau sombre, de retour avec son esclave noir d’une guerre perdue dans laquelle il a de surcroît laissé une main, cumule toutes les impossibilités - « comme si j’étais une apparition, pense-t-il devant l’expression incrédule, "extatique", du jeune Blanc chez lequel il demande asile. Un revenant. Peut-être en suis—je un ? » (« Victoire dans la montagne »). Il est abattu sur le chemin du retour par des petits Blancs qui l’avaient pris pour un Noir.
« L’Homme rouge », c’est Ikkemotubbe. Ses rêves de fraternité avec le nouvel arrivant détruits, il résiste, mais dans la trahison. S’étant attribué lui-même le nom de Doom, « damnation », « malédiction », il divise la terre, se procure des esclaves, usurpe le pouvoir en administrant un poison (obtenu des Blancs) à ses oncles et cousins héritiers du titre, tente de redoubler son affiliation indienne en jouant sur les deux plans de la patri-linéarité (usurpée) et de la matrilinéarité (dont il aurait dû bénéficier), veille à l’étanchéité raciale de son peuple, renie sa descendance noire : il adopte en somme les mêmes stratégies que les Blancs. Il joue le « rôle réel et symbolique d’usurpateur et de fondateur : rôle impossible », dit Glissant, qui l’acculera au départ en Oklahoma. Sa descen-dance obèse - le chef hydropique Mokketubbe, « 150 kg de chair inerte » menant, porté en chaise, la poursuite de l’esclave noir qui sera immolé sur la tombe de son maître dans « Feuilles rouges » - se perd dans la dégéné-rescence, étouffant le monde qui l’entoure. La vie est mouvement, ne cesse de répéter Faulkner. Mokketubbe incarne le contraire.
« L’Homme noir » enfin, c’est Sam Fathers. Blanc impossible, Noir impossible, Indien impossible, Sam Fathers mélange les trois sangs : il est le fils illégitime d’Ikkemotubbe, né du vol d’une femme noire quarteronne à son mari. Vendu aux Blancs avec sa mère au moment du départ de son père pour l’Oklahoma, il passe les soixante premières années de sa vie en esclavage, et les dix dernières libre dans la forêt. Chacune des étapes de sa vie correspond à la domination d’un sang sur l’autre. Esclave, il l’a été par le huitième de sang blanc qu’il tient de sa mère - sang du maître qui fait de son sang noir un sang d’esclave. Libre, il le deviendra grâce à son sang indien - atavisme « non seulement d’un guerrier mais d’un chef », qui lui permet de retourner au wilderness et d’initier le jeune Ike McCaslin aux mystères de la forêt. Sauvé, il le sera par son sang noir qui le purifie de la double faute indienne de l’appropriation de la terre et de l’asservissement des Noirs. Mû par « la fraternité solitaire qui liait le sang étranger d’un Noir sans descendance à l’esprit sauvage et indomptable d’un vieil ours » (« L’Ours »), « issu d’une double lignée de rois sau-vages » (« Les Anciens »), il demande à pouvoir rejoindre les Basses Terres au lendemain de la mort du dernier Chickasaw full-blood resté au Yoknapatawpha. Son « Let me go » fait alors écho au titre du roman Descends, Moïse :
Descends, Moïse / Descends dans la terre d’Égypte / Dis au vieux Pharaon / « Délivre mon peuple ».
Il mourra sept ans plus tard, quelques jours après l’issue de la chasse qui a raison du Vieux Ben. Raccourci saisissant de tous les déracinements et de toutes les fondations : l’Exode, la traite, la colonisation de l’espace « sau-vage » d’un côté ; la Bible, les spirituals, et le vieil Ours de l’autre.
Quand il est né, tout son sang des deux côtés, sauf la petite portion de sang blanc, connaissait des choses que la civilisation a éliminées du nôtre depuis si longtemps que non seulement nous les avons oubliées mais que nous avons dû vivre ensemble en troupes pour nous protéger de nos propres origines. Il était le descendant direct non seulement d’un guerrier mais d’un chef. Puis il a grandi et il a commencé d’apprendre des choses, et brusquement, un jour, il a découvert qu’il avait été trahi. [...]. Non pas trahi par le sang noir et pas volontairement trahi par sa mère, mais trahi tout de même par celle qui lui avait transmis non seulement un sang d’esclaves, mais même un peu de sang qui en avait fait un sang d’esclaves, lui-même son propre champ de bataille, le théâtre de sa propre victoire et le mausolée de sa défaite (« Les Anciens »).
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[1] Appendice Compson. Jean Jamin signale le rapport trouble de certains de ces colons avec les tribunaux de justice des pays d’où ils sont originaires.
[2] Appendice Compson. L’Okatoba est le comté limitrophe, tout aussi imaginaire, du Yoknapatawpha.
[3] Le Delta est délimité au nord-ouest par l’État du Mississippi, à l’ouest par le Mississippi, à l’est par l’un de ses affluents, la Yazoo River, et au nord par la frontière avec le Tennessee.
[4] Cannibalisme, d’ailleurs, dont Faulkner se défend de faire un trait culturel.
[5] Figuration, par là, d’un devenir indien familier des historiens, jouant de l’incorporation d’aventu-riers blancs dont la descendance se trouvera souvent à la tête des tribus indiennes.
[6] Voir Faulkner, Requiem pour une nonne.
[7] Il s’agit du comté de Malmaison, contracté en Contalmaison dans « Victoire dans la montagne ».