Aude Lalande : L’impossible de la fondation (3)

Yoknapatawpha
L’eau qui s’écoule lentement à travers un pays plat

« Son propre champ de bataille, le théâtre de sa propre victoire et le mausolée de sa défaite », la formule peut s’appliquer sans doute au comté du Yoknapatawpha comme à l’œuvre de Faulkner. Mouvement de débord perpétuel, cherchant toujours plus loin dans le temps les clefs d’une genèse impossible, la quête fictionnelle de Faulkner s’enroule autour d’une apo-rie : non seulement, comment fonder la fondation mais, comment la fon-der avec les débris de ce qu’elle a fait éclater ? Nomades immobilisés, esclaves affranchis, héritiers en rupture de ban, tout se passe comme si Faulkner cherchait du côté de ces minorités les motifs fictionnels qui lui permettront d’interroger la mémoire du comté.
Dans ce dispositif, les Indiens occupent une place sinon centrale du moins décisive. Ils apparaissent, nous l’avons dit, à un point critique : lorsque le temps bascule dans l’espace et l’espace dans le temps, au moment où la généalogie verse dans le territoire, à l’entrecroisement impossible, ou insoluble, de deux lignes, celle, horizontale, d’une progression, d’un écoule-ment, et celle, verticale, de l’enracinement, de la fondation. Troisième terme omniprésent, leur présence narrative triangule les rapports entre maîtres et esclaves, Noirs et Blancs, terre et propriété. Esclavagistes obèses et paresseux, les Indiens figurent, aux yeux des Blancs eux-mêmes, la monstruosité de l’es-clavage, qui étrangle par étouffement. Participant de la condition des Noirs mais aussi de celle des Blancs, ils offrent aux uns comme aux autres la pos-sibilité, au moins de principe, d’une rédemption, mais échouent, comme eux, à concilier les contraires : les sangs différents qui coulent dans leurs veines, l’incontournable de la relation et leur désir d’auto-engendrement. Coupables de trahison à l’égard de la terre, ils sont compromis dans le désordre qui causera leur perte : venus de nulle part, les uns déclassés, les autres déportés, Blancs et Noirs occupent une terre que les Indiens n’avaient pas le droit de leur céder. Et, dans les alliances qu’ils se sont efforcés de construire, les cartes se sont croisées : on aurait pu croire qu’ils s’éteindraient d’avoir perdu leur territoire, ou que les colons s’épuiseraient dans l’édifica-tion d’une généalogie trop pure, mais c’est l’inverse qui s’est produit. Les Blancs ont perdu l’espace sauvage et avec lui la possibilité d’une rédemption dans et par la nature, et le sang des Indiens s’est dissout dans une immobi-lité, pourrait-on dire, mouvante. Les Indiens du Yoknapatawpha en somme révèlent et incarnent - du pourrissement des « Feuilles rouges » jusqu’au départ de la vieille reine Motahata vers l’Oklahoma - un impossible de la fon-dation qui hantera jusqu’à l’obsession, voire jusqu’au suicide et au meurtre, tous les personnages de Faulkner. Tous sont pris, dès lors, dans l’étendue, dans ce qu’Édouard Glissant appelle la relation, qu’elle soit de parenté (avec la tentation de l’inceste et de l’auto-engendrement), de sang (avec ses bar-rières raciales et ses exclusions), de négoce (avec les combines de la Reconstruction), de langage (avec les longs monologues de Benjy dans Le Bruit et la fureur ou les noms-valises des Snopes dans Le Hameau) ou de wil-derness (avec la chasse et l’apprentissage de la forêt et de ses habitants toté-miques). Vision liquide, nomade en quelque sorte, de la colonisation américaine, qui ne peut que rejeter vers d’autres rivages la question de l’ori-gine, de la genèse et de l’implantation.
Et, de fait, dans les grandes fresques qui, dans les années 1950, retracent depuis ses origines l’histoire du comté du Yoknapatawpha, Faulkner dépasse encore le motif de son interrogation du rapport avec la terre, il dépasse et englobe les Indiens dans une pensée du territoire qui se confond avec les eaux grondantes du Mississippi et le mouvement incontrôlable d’une sorte de mécanique des fluides. Yoknapatawpha, « l’eau qui s’écoule lentement à travers un pays plat » : soumis à un déracinement chronique, le comté a conservé son nom chickasaw par-delà l’installation des colons anglo-saxons [1]. Le voyage du cercueil d’Addie Bundren vers la ville dans Tandis que j’agonise, traversant la rivière en crue, affrontant, porté par ses fils, l’eau, la terre, le vent et le feu, apparaissait déjà comme le conflit entre un ancrage dans la terre et le tumulte des eaux grondantes, entre staticité et mouvement, verticalité et horizontalité. L’inversion ironique du titre du roman Si je t’oublie, Jérusalem, repris d’un psaume chantant la constance des Hébreux pendant leur captivité à Babylone [2], signalait l’abandon de la Terre Promise à l’envahissement des eaux furieuses - eaux furieuses de la passion dans « Les Palmiers sauvages », cours déchaîné du fleuve Mississippi charriant dans ses crues et le choc de ses eaux contraires les débris d’arbres arrachés, de maisons et d’animaux morts dans « Vieux père ». Dans Requiem pour une nonne ou dans « Mississippi », plus de dix ans plus tard, Indiens, Français, Espagnols et Anglo-Saxons se fondent dans le mouvement plus vaste d’un écoulement. L’histoire du Yoknapatawpha se réduit à une géographie.
Pays « de marées, de remous, de flux et de reflux » (Requiem pour une nonne) où l’eau s’écoule sans fin, alternant les débordements terrifiants du « Vieux père » (le Mississippi) - capables de vous arracher « brutalement à toutes choses familières pour vous envoyer bourlinguer, pendant des jours et des jours, asservi et impuissant, sans possibilité de revenir » -, et le calme non moins terrifiant de son immobilité, l’envahissement de cette « chose fluide, enveloppante, suffocante qui vous accueille profondément, encore et toujours plus profondément », et menace de vous engloutir (« Vieux père »). Pays où les terres sont « comme [les] rivières, opaques, lentes, violentes, modelant, créant la vie des hommes à leur image, implacable et méditative » (Tandis que j’agonise). Où la seule résistance à l’écoulement figure dans les tertres élevés par les Indiens à l’époque précolombienne pour s’y réfugier lorsque le fleuve débordait, tel celui sur lequel accouche la femme sauvée de l’envahissement des eaux du Mississippi par le forçat dans « Vieux père »- - « ce tertre grand comme un quart d’arpent, cette Arche de terre sortie de la Genèse, cette sombre désolation humide, envahie, étouffée de cyprès et grouillante de vie », envahie par les serpents. Territoire où les populations se répandent et se succèdent, Algonquins, Chickasaw, Choctaw, Natchez, Pascalouga, Français, Espagnols et Anglo-Saxons venant se substi-tuer les uns aux autres « à travers la lente chronique alluviale du pays » (Requiem pour une nonne). Pays enfin où « le sang terrible, le sang amer et rouge bout à travers la campagne » (Tandis que j’agonise), et les sangs noir, blanc, indien, contraires, inconciliables, bouillonnent, s’enchaînent et se menacent, exposés sans cesse au meurtre (Quentin Compson tuant son beau—frère noir Charles Bon), au reniement (Ikkemotubbe vendant son fils noir Sam Fathers), à l’implosion (Joe Christmas débordé par l’affrontement de ses sangs noir et blanc), ou s’annulant dans le jeu des contraires (Ike McCaslin privé de descendance par le choix de la relation), le Yoknapatawpha ne connaît nulle sédimentation, nul espoir de fondation. Il est le lieu de l’arra-chement chronique. Aucune ontologie des Indiens n’est imaginable : ils sont dans la nature, la fluidité. Aucune ontologie des Noirs n’est possible : la traite et la déportation les ont privés de racines. Ni des Blancs non plus : viciés, ils se sont condamnés en cumulant les fautes, la réduction des Noirs en escla-vage, le rêve de pureté raciale, et l’illusion d’une appropriation territoriale. Les Blancs sont au fond dans la même situation que les Noirs, privés de toute possibilité d’enracinement. Tout au plus incarnent-ils l’obsession d’une implantation dans un monde de création continuée qui en ignore jusqu’à l’idée, se perpétuant sur le modèle d’une poussée végétale - troisième modèle de pensée de l’origine et du rapport au territoire, alternatif à la relation comme à la fondation.
Les habitants du Yoknapatawpha, c’est l’herbe rêvant d’être arbre. « Non seulement l’herbe pousse au milieu des choses », disait Gilles Deleuze, « mais elle pousse elle-même par le milieu. C’est le problème anglais, ou américain. L’herbe a sa ligne de fuite, et pas d’enracinement ». Au-dessus de la surface perpétuellement mouvante et agitée de ces écoule-ments, les personnages du Yoknapatawpha s’élèvent, sans racines apparentes, séparés de la terre, comme les fils d’Addie Bundren cherchant leurs outils dans les eaux de la rivière en crue :

D’ici, ils n’ont pas l’air de troubler du tout la surface. On dirait qu’elle les a tranchés tous deux, d’un seul coup, les deux torses se mouvant sur la surface avec un soin infi-nitésimal et comique. Elle semble paisible comme un mécanisme qu’on a observé et écouté pendant longtemps. Comme si l’agglomérat que nous sommes s’était dissout dans le multiple mouvement originel, la vue et l’ouïe devenues cécité et surdité, et la fureur réduite à l’immobilité (Tandis que j agonise).

Dans le système à deux entrées, océanique autant que terrienne, sans cesse mobile, qu’elle met en oeuvre - Faulkner, vieillissant, se décrivait toujours comme « un paysan racontant des histoires de paysans » - la geste du Yoknapatawpha s’involue, dans sa remontée vers les origines, pas-sant de la généalogie à la géographie, de l’immobilité au mouvement, puis du temps à l’espace, et des sédiments à l’eau qui court, les recouvre, les emporte et les dissout.

Aude Lalande.


Chronologie

1800 : Au début du XIXe siècle, les Cherokee, les Chickasaw, les Choctaw, les Creek et les Seminole, qui ont adopté en partie le mode de vie occidental, sont connus comme les « Cinq Tribus Civilisées ». Ils occupent un bloc relative-ment homogène de territoires, de la Caroline au Mississippi. Les Chickasaw sont concentrés notamment au nord du Mississippi et vivent essentielle-ment de l’agriculture. Les Choctaw sont répartis dans plus d’une centaine de villes et villages du Mississippi.

1801 : La piste des Natchez (qui mène de Nashville, Tennessee, à Natchez, Mississippi) devient une voie d’accès à la colonisation, après la signature d’un traité avec les Chickasaw.

1800-1818 : Les Chickasaw signent différents traités avec les Américains, cédant de larges portions de leurs territoires.

1811 : Jason Lycurgus Compson prend la piste des Natchez et arrive au comptoir chickasaw d’Okatoba, avec sa jument.

après 1813 : Andrew Jackson, alors sénateur du Tennessee, ouvre un corridor à la colo-nisation du Tennessee au golfe du Mexique, et commence à faire pression sur les Indiens pour qu’ils franchissent le Mississippi.

1813 : Jason Lycurgus Compson possède 1 mile carré du territoire d’Ikkemotubbe.

1817 : Le Mississippi, érigé en territoire américain depuis 1795, devient le 20e État de l’Union.

1820 : Sous la pression des Blancs cherchant à acquérir des terres à coton dans le Mississippi et l’Alabama, les Choctaw commencent à céder des parts de leur territoire, moyennant des terres à l’Ouest du Mississippi.

ca 1823 : Naissance de Sam Fathers.

1829 : Élection d’Andrew Jackson (1767-1845) à la présidence des États-Unis, dont il aura la charge jusqu’à 1837. A Great White Father with a sword (« un grand-père blanc avec un sabre »), dira Faulkner. II parvient l’année suivante à faire avaliser sa politique de déportation.

28 mai 1830 : Indian Removal Act : loi sur le transfert des populations indiennes. La poli-tique de déportation s’étendra de 1830 à 1840.

27 septembre 1830 : Le traité de Dancing Rabbit Creek signé avec les Choctaw leur promet une subvention à perpétuité de 6000 dollars par an s’ils cèdent leurs terres du Mississippi. La même année sont adoptées des lois promettant la citoyen-neté américaine aux Choctaw qui renoncent à leur appartenance tribale et acceptent l’attribution de lotissements individuels. Quelques-uns acceptent, mais vingt mille choisissent de partir en territoire indien. Le voyage durera trois ans. Cinq mille d’entre eux environ mourront en route.

1832 : Traité de Pontotoc, par lequel les Chickasaw cèdent une partie de leurs ter-ritoires. Le comté de Lafayette est l’un des comtés créés sur les terres cédées.

1833 : Les Choctaw sont la première tribu de l’Est à s’établir en Oklahoma (okla veut dire « peuple », et homa « rouge » dans la langue chodaw).

1833 : Les Chickasaw signent un traité par lequel ils acceptent de partir en terre indienne, de payer 53000 dollars aux Choctaws pour pouvoir bénéficier du droit de citoyenneté de la nation Choctaw et de vendre leurs 6 millions d’acres du Mississippi. Le voyage durera treize ans. Mille personnes mour-ront en route.

1840 : William Clark Falkner, l’arrière-grand-père du romancier, arrive (à pied, dit la légende familiale) dans le Mississippi.

1861- 1865 : Guerre de Sécession.

1883 : Mort de Sam Fathers.

1884 : Naissance de William Faulkner. De son vivant, tous les Chickasaw étaient partis, et seules restaient dans le Mississippi quelques réserves de Choctaw. Dans son enfance, on dénombrait dans le pays 1 344 Choctaw full blood, de langue maternelle et connaissant les traditions choctaw, à une centaine de miles d’Oxford vers le Sud, descendants de ceux qui n’avaient pas voulu partir dans les années 1830.

(Sources : Lewis M. Dabney, 1974 ; Nelcya Delanoë, 1982 ; « American Indians », in Horvard Encydopedia.


Bibliographies article

Retour à la première partie
Retour à la deuxième partie

3 février 2006
T T+

[1Il s’agit, dit Faulkner, d’un nom chickasaw dérivé de celui de la rivière Yocona, qui coule dans le comté de Lafayette. Le terme, qu’il traduit par « water flowing slow through the flatland », appa-raît pour la première fois dans le manuscrit de « Feuilles rouges ».

[2Il s’agit du psaume CXXXVII : « Sur les bords des fleuves de Babylone / Nous étions assis et nous pleurions / En nous souvenant de Sion. / Aux saules de la contrée / Nous avions suspendu nos harpes. / [...] / Si je t’oublie, Jérusalem / Que ma droite m’oublie ! / Que ma langue s’attache à mon palais / Si je ne me souviens de toi / Si je ne fais de Jérusalem / Le principal sujet de ma joie ». Si je t’oublie, Jérusalem est composé de deux récits entrelacés : « Les Palmiers sauvages » et « Vieux Père ».