B. Tacklès : Journal de répétition de La Servante
Ecrire, revisiter
Ecrire le désir, ce n’est pas si simple - aujourd’hui. Donner une place, dans les mots, aux corps qui les portent au désir, ce n’est plus très fréquent. C’est un petit miracle à recommencer toujours, il a vraiment besoin d’une rampe et de ses lampes pour exister, de la magie, celle qui donne et qui demande, de la "grâce", de celle qui court le long de la Servante d’Olivier Py.
Ecrire l’amour des pluriels - l’amour qui ne se laisse pas verser dans l’aphasie des faux sentiments, dans l’apathie des familles et ses tortures quotidiennes. Ecrire les amours, les dessiner tous, jusqu’à l’épuisement, jusqu’à ce que cela ne s’arrête plus. Ecrire, jouer la récitation sans fin de ceux qui aiment. Sans transitif, sans verser dans l’objet d’un désir qui se mettrait à croire, comme cela arrive si vite, si souvent, qu’il peut s’arrêter, qu’il peut se poser sans en mourir.
Ecrire, avec cette écriture qui traîne en elle celles de tous les autres d’avant, ceux qui s’y étaient frottés, de bonne heure, et que l’on a endormis, couchés pour longtemps dans le répertoire des "livres d’école". Ecrire, donc, pour réveiller tous ces anciens, les tragiques et les autres, sans le faux culte des chefs-d’oeuvres, tous ceux qui se battaient follement contre leurs moulins infidèles.
Ecrire, jouer, pour rendre hommage, dans un mémorial anonyme, à tous ceux qui savaient qu’ils n’avaient pas de lieu propre, en personne - aucun, jamais, sauf peut-être celui de l’écrire, pour en donner, pour en demander. Pour changer, échanger les lieux qui se peuplent, fragilement, le temps d’une rencontre, furtive ou éternelle.
Ecrire pour redonner un lieu au théâtre, lui, l’exil des incertains, eux, les petits, les affligés qui croient toujours dans la grandeur des hommes, en leur force tremblante qui peut tout. Eux les poètes, eux les acteurs, les séculaires de la scène. Eux qui se protègent de toute éternité, pour ne pas mourir. Eux qui savent - mais le savent-ils, mais faut-il vraiment le savoir ?- que ce qu’ils font est hors d’âge et de toute atteinte. Parce qu’ils cherchent l’humanité, parce qu’ils ne veulent pas l’expliquer, ni lui donner un nom (le leur, ou l’universel). Parce qu’ils veulent juste en faire l’expérience, la simple, avant d’en mourir, avant qu’elle ne passe en d’autres sentinelles, d’autres amours.
(Anduze, le 11 mai 1995, quelques jours après le filage du Jeu du veuf)
La féérie des petits amours
Il est rare, le théâtre qui parle des amours singuliers, des amours pluriels, des garçons qui aiment d’autres garçons. Encore plus rare d’écrire ces amours aujourd’hui. C’est ce que fait Olivier Py dans La Servante. Ce n’est pas véritablement un spectacle, mais une histoire de théâtre qui n’a pas de fin, qui dure 24 heures et qui sera jouée en boucle, pendant sept jours. Une féérie de 24 heures qui ne doit pas s’arrêter, comme les histoires que les enfants redemandent toujours, le soir, pour ne pas dormir.. Une histoire de théâtre, donc, pour ne pas dormir, pour la veille des vivants. La féérie n’est pas un conte, elle n’emmène pas dans la magie inventée loin des vies. Elle fourmille de personages bien réels, qui vivent bien aujourd’hui - c’est-à-dire pas forcément très bien.
La servante est une petite ampoule sur pied, qui veille, la nuit, patiemment, sur le plateau du théâtre quand tout le monde est parti. Elle prend maintenant la parole pour que des hommes vivent protégés de sa lumière et trouvent, dans leur longue veille, le chemin de leur expérience, de celle que les hommes, trop souvent, passent leur temps à éteindre.
La Servante envoie donc ses personnages dans le monde. Ils vont affronter la réalité de partout, celle de la famille, celle des gens raisonnables, celle, toute simple, souvent cruelle, des gens qui font nos villes et nos histoires. Les envoyés de la servante vont traverser ces mots, phrases de monde qui parlent si peu, forts et gonflés de leurs désirs, avec la confiance fragile que donne la beauté. Ils vont résister à la loi des Pères, à la toute-puissance des assurés de la vie, ils cherchent sans doute la justice, insondable, leur justice. Ils sont lus, en tous cas, par leurs amours, et ils écoutent ces voix, douces et mal assurées.
Il y a Etienne, qui cherche la sagesse et se couche sur le sol, humilié, aux pieds de son maître. Il veut le rejoindre, par en bas, par le plus bas, parce qu’au fond de lui, il est sûr de sauver ce qu’il n’aura jamais et qui a pris le nom de liberté.
Il y a Nour, le bel africain, qui aime la soeur et qui aime le frère, Nour qui sait dans ses veines les coups portés à ses pères par ceux de ses amants, Nour qui va en faire mourir, parce que c’est une guerre, une de ces nombreuses qui n’en porte pas le nom.
Il y a Uzza, l’ange emporté, blessé lui aussi par un monde qui a déclaré la guerre contre les incertains, échoué dans un village qu’il va enflammer de ses yeux clairs-voyants. Avec son corps, il donne la force à celle qui cherche l’amour. Dans le baiser interdit qui cherche le repos, il va donner sa vie pour incendier le crime des familles.
Il y a encore Oreste, qui réveille l’amour de Pylade, Pylade mort, aussi, de cet amour. Il y a Oreste, l’acteur, le démiurge qui enfante des mondes dans l’épouvante, soutenu dans sa folie amoureuse par les morts oubliés - les siens, les autres. Il y a Oreste, donc, qui donne lieu au lieu magique de l’échange absolu, où personne n’est vraiment plus personne, sans nom vraiment, et où l’on retrouve toujours celui que l’on a aimé. Un lieu de théâtre où l’amour se défait de l’ombre étouffante des héritages et où la séparation de chacun donne à tous la beauté d’y être - un lieu où l’on devient beau, sans doute, même si le voyage n’est pas loin de la mort.
Les destins que la servante fait parler de son silence touchent à l’essentiel. L’envers du quotidien. Mais dans tous ses détails le monde continue à faire des phrases où dieu gît - à n’en pas douter - un dieu de renoncement qui habite nos mémoires dans l’appel sans fin du frère perdu. Un amour qui s’invente sans cesse, au pluriel de toutes les rencontres de la fête humaine (Paris, le 10 juin, et après).
Feuillets d’Avignon - du 9 au 16 juillet 1995
Aujourd’hui, c’est la première de la Servante. Mais de quelle "première" s’agit-il ? La première phrase dit : Ça ne finira jamais. Dont acte. Comment parler à partir de cela ? Donc : l’impossible, ou plutôt l’incroyable arrivé - où ce qui arrive alors arrive complètement. Sans borne ni limite du dehors, la Servante commence à déployer son petit faisceau de lumière, librement. Au temps qui gagne en liberté correspond un lieu, un espace commun pour y être, s’y retrouver autrement. Chacune des cinquante personnes de l’équipe sent que l’on se parle de cela, en demandant le temps de tout cela. Avec le savoir sourd qu’il y a cette servante maintenant allumée pour tous, l’interminable servante qui nous regarde un peu. C’est à elle que l’on pense, tous, au moment de se coucher. Avec cette autre question, qui prend tout son sens : combien de temps dure une journée ? Et quelle est la durée de la nuit ? Devant nous : une nuit de la nuit, calme et violente, cruelle et endeuillée, avec la joie, et la fête, et le désir que nous ne savons pas vraiment nommer. Dès ce premier soir, une petite idée de la Servante se met à circuler : la lumière n’a pas peur de n’éclairer qu’elle-même. Très vite, elle fait la traversée, elle n’est jamais seule.
Tout à l’heure (quelques heures avant l’heure du commencement) il y a eu le discours d’Olivier, de ces paroles que l’on ne prononce plus. Elles me rappelaient ces mots de bienvenue que j’ai entendus si souvent dans les villages d’Afrique, où la chose à dire ne peut pas se dire et ne sera jamais dite, avec une si grande attention, quasi rituelle, que tout le monde entend quelque chose, au plus profond, et voudrait dire - et dit, effectivement, par sa présence - quelque chose d’essentiel. Vous voyez ce que je veux dire.. Le directeur du festival a continué, entraîné, et ses mots répondaient d’une même histoire, de théâtre et d’amour. Il y avait de la mémoire dans ces paroles, échangées comme des bagues ; il y avait de l’héritage, celui dont nous n’hériterons jamais, celui du théâtre à faire. Entendre le nom d’Antoine Vitez m’a bouleversé, à cet instant où chacun le portait un peu (le 9 juillet, vers minuit).
Il y a deux effets, essentiels au théâtre mais souvent masqués, souvent lâchés, que la Servante ne cesse de délivrer : la colère et le le désir - qui ne sont ni l’amour, ni la haine, ni la pitié, ni la terreur. Colère de Matamore contre la haine brutale du mari jaloux (l’Architecte et la fôret), contre les familles qui envahissent et massacrent tout. Colère de la jeune-fille qui voit son amour se couvrir de la mort. Colère encore, quand Nour apprend que le massacre de ses pères n’est pas prêt de prendre fin, et qu’il en est l’héritier. Colère des frères quand la route de la guerre les sépare pour toujours. Colère d’Oreste quand il comprend qu’il ne pourra pas se faire entendre pour ce qu’il dit de son histoire, celle qu’il fait dire par ceux qui disent les mots qu’il dit. Colère des hommes quand ils ne comprennent plus ce qui arrive aux hommes.
Alors, et en même temps, vient le désir. Le désir d’une femme qui nous regarde tous, jusqu’au bout. Elle s’appelle Marthe. Le désir d’un homme qui parle pour ne rien dire du tout et qui finit par en dire beaucoup. Il s’appelle Tiroir. Le désir d’un homme qui va rejoindre ceux qu’ils ne connaît pas, dans une guerre qui n’est pas la sienne. Il découvre qu’un baiser se paie de violences infinies. Il s’appelle Pierre. Le désir d’un homme qui écrit des mots pour les autres, pour leur désir de lui, pour la plainte de ce qu’ils ne seront jamais, pour l’exactitude qu’ils découvrent, en désertant les mondes ordinaires. Il s’appelle Oreste. Le désir d’un homme qui promène ses vanités sur des treteaux sans origine. Il n’a jamais oublié qu’il y a eu du sacré, avant. Il s’appelle Matamore (le 10 juillet, l’après-midi, je crois).
Cela fait vingt-quatre heures que la Servante est allumée, pour tous ceux qui se retrouvent ici, pour faire voir le théâtre. L’intimité de cette petite lampe s’ouvre à tous, à tous ceux qui peuvent regarder, tous les jours, toutes les nuits. "Les gens" ont du mal à y croire, quand on leur dit, quand on leur explique que le théâtre ne s’arrête jamais. Certains comprennent que la pièce représente vingt-quatre heures de théâtre ; d’autres croient que le même spectacle est repris cinq ou six fois dans la même journée. Il faut parfois cinq bonnes minutes pour faire entendre ce qu’est la Servante. Elle est étrange, cette difficulté à croire au théâtre. Etrange, cette incrédulité qui résiste à une idée qui n’est que matière, celle de tous ceux qui y ont cru, et qui le font, ce théâtre sans fin (le 10 juillet, mais plus tard).
Le 10 juillet, dix-neuf heures : quatre jeunes gens sortent de vingt-quatre heures de théâtre (cette histoire m’en rappelle une autre...). Ils ont suivi la Servante pendant un jour et une nuit. Ils avaient apporté des duvets et des couvertures. Entre deux pièces, ils dormaient trente minutes entres les travées. Quand ils sont arrivés dans le parloir, tout le monde les a applaudis, comme s’ils sortaient de la scène. Et sans doute ils sortaient vraiment de la scène. Ils en avaient le regard.
Une conversation dans le parloir vespéral : Pouvons-nous encore espérer ? Croire ? Un acteur dit qu’il y a encore au moins cette chose : l’espoir en l’espoir. Et que ce n’est pas rien. Même si ce n’est pas (le) tout - heureusement.
Une autre conversation : avec la Servante, nous réapprivoisons le temps. Le regarder, le vivre autrement. En faire l’épreuve, le traverser (c’est l’éthymologie du mot "expérience", traverser la mer). Supporter qu’il soit étal, qu’il se relâche sans cesse et que personne ne l’encercle jusqu’au bout. A tour de rôle, l’endormissement sur un divan, des uns, des autres - jamais les mêmes. Accepter le flottement du temps, que nous pouvons habiter, à notre manière, même si nous l’avons beaucoup désappris : demander, prendre, reculer, anticiper, lutter, retrouver, brûler, oubler, décider, inventer - le temps de tout cela. Voilà ce que la Servante dit : on peut travailler avec du temps - même si nous en avons perdu la trace. Il y a un mot pour dire cela : la parole, le temps de parler - qui réunit, dans l’instant. Depuis le départ de la Servante, je n’ai jamais vu tant de gens dire tant de paroles. Là commence la résistance au temps de l’horloge, son éviction (le 10 juillet, toujours, mais très tard)
J’entends le cliquetis d’un vélo. Il est quatre heures du matin. Irina descend la rampe et passe devant le bar avec son vélo. Elle sourit. Son sourire sera notre temps, désormais, le prémisse du chant qui revient. Dans une heure, elle fera venir le jour, et les oiseaux du jour. Avec son chant.
La Servante est un désaveu du jugement, sa mise en suspens, même provisoire, sa paralysie :
Comment juger un spectacle que l’on ne verra jamais d’un coup ?
Cette question dit une chose toute simple : l’espace du jugement (et de ses tribunaux à fleur de nos peaux, et de ses arbitraires violences contre ce qui se débat, et pense, et jouit) n’a lieu qu’une fois. Le théâtre (celui que la Servante indique, qu’elle sert et qu’elle fabrique) a lieu toujours, en tous ces jours et toutes ces fois interminables. On sait alors (ou on devrait savoir) que l’on ne fait pas le tour (le système) - que l’on ne devrait jamais faire comme si on faisait le tour. On ne jugera jamais. Juste des bouts, de l’aube ou de l’aurore, juste des coins qui nous traversent (le 11 juillet, matin, très petit).
Je pense à une autre phrase d’Olivier, qui dit bien ce qu’engage cette interdiction du jugement (comme on dit : "être interdit"). Lors d’une rencontre publique, l’animatrice sollicitait les gens présents en leur demandant de réagir au spectacle, "même si vous n’êtes pas d’accord". Olivier a immédiatemment enchaîné en disant : "Je ne peux parler qu’avec ceux qui sont d’accord avec moi. Sinon, c’est impossible. S’il n’y a pas une mise de fond sur laquelle nous sommes tous absolument en accord, comment voulez-vous que l’on se parle ?" Stupeur dans l’assemblée, puis, dépassé le sentiment (superficiel) de la provocation, j’ai senti que le public entendait quelque chose de cette nécessité. C’est probablement ici que vient se loger le plus grand malaise (pour ne pas dire malheur) de notre espace public et politique. Ce n’est pas que nous manquons d’idées ou de perspectives. Tout se passe comme s’il fallait faire l’impasse sur les quelques éléments fondamentaux qui réunissent l’humanité, pour ne penser qu’aux divergences secondaires concernant leurs effets empiriques. A propos de l’immigration, les discours parlent de problèmes, de crise, de tensions, de contrôles, d’abus, d’inégalité, de mal-être, d’intégration, de terrorisme, sans jamais revenir à ce qui fonde la présence de l’autre sur notre terre : le choix, historiquement fait depuis deux siècle, d’une volonté d’ accueil contre la tendance à l’expansion. La cité ouverte contre l’empire fermé. Ce type de choix présuppose en effet un accord initial, qui passe tout jugement. Il va sans dire que cette nécessité d’accord est de plus en plus menacée et remise en question, dans le théâtre comme partout.
Dans le parloir vespéral, il n’y a pas d’horloge, aucune manière de savoir l’heure qu’il est. Il y a juste ces moments plus clairs, quand les oiseaux accompagnent Irina à la harpe, quand elle devient, littéralement, imperméable à la nuit. Et puis il y en a d’autres plus ombrés, avec la chaleur entretenue par les corps rassemblés autour des veilleuses sur les tables. Un jour, quelqu’un a déposé un petit réveil doré sur le frigo du bar. Il a très vite disparu, caché derrière les objets accumulés. Il n’y a, dans ce lieu, aucun besoin de voir l’heure avancer. Il y a par contre la présence de plus en plus forte de la répétition (des gestes, des mouvements, des postures), renforcée par la circulation d’Alain, avec son appareil photo et sa caméra vidéo. Cette absence consentie du calcul est troublante en même temps qu’elle est évidente. La Servante se joue avec et contre la montre - elle se joue du temps. L’heure n’en était jamais absente, mais plutôt sentie, habitée par tous, dans les regards et les mouvements de tous ceux qui peuplent ce lieu d’utopie. L’utopie tient sans doute beaucoup à ce règlement naturel et magique du temps, qui se passe de ses montres et de ses propres contrôles. Le temps n’ordonne rien ici. En revanche, il rassemble et donne le temps. Cela ne veut pas dire que le temps des horloges est remplacé par un temps indéfini, sans forme ni marque. C’est même tout le contraire. Chacun, acteurs, techniciens, bénévoles, amis, spectateurs, sent bien le temps qui passe, ses marques, ses signes. Le temps n’a pas disparu avec la Servante. Elle le fait apparaître pour ce qu’il devrait être toujours chez les hommes : l’élément qui fait la vie et retarde la mort - et pas le contraire, comme si souvent.
Cette après-midi, au cours d’une rencontre avec le public, Michel résume tout le théâtre d’Olivier : - "Avant de le rencontrer, j’ai toujours eu un problème insoluble : j’étais trop intello pour jouer du boulevard, et beaucoup trop boulevard pour jouer dans le théâtre subventionné. Par chance, Olivier Py écrit du théâtre qui ne s’enferme dans aucun genre. Avec la Servante, il y a à la fois du Claudel et du Roussin. Alors j’ai pu faire du théâtre."
La Servante est complètement tendue entre des pôles contradictoires. Certaines parties penchent vers le burlesque, d’autres fonctionnent comme des tragédies. Cette disparité des genres engendre un effet curieux : par le hasard des horaires, les spectateurs n’ont pas tous vu le même théâtre. C’est ce qui explique en partie les grandes divergences dans les jugements des uns et des autres. Certains ont vu (quoi qu’ils en pensent en termes de goût - ce qui n’a que très peu à voir avec le jugement) un théâtre de paroles ; d’autres un théâtre de situations. Des gens le décrivent comme une déclamation, voire une profération mystique ; d’autres y trouvent le ton et la légèreté du music-hall. La disparité de ces commentaires dit bien que la Servante est composée de strates distinctes et contrastées, complètement autonomes. Mais le plus saisissant tient à leur entrelacement incessant, aux ruptures imprévisibles qui font surgir l’incongu au théâtre. Dans l’Architecte et la fôret, quand Mir et Mirovska recommencent leur numero, cinquante ans après l’avoir arrêté, il y a bien sûr la drôlerie d’un numéro de music-hall, doublement simulé, puisqu’il est transposé au théâtre, mais ce qui transparaît derrière ces images de vanité humaine, c’est l’hommage bouleversant rendu à ces artisans-amoureux de la scène, c’est l’ombre preque palpable et réelle de deux âmes essentielles qui ont dit à notre siècle la gravité de l’illusion. Je ne sais pas pourquoi, j’ai été très impressionné de les savoir toujours en vie, quelque part, dans un appartement de Paris (le 11 juillet, dans l’après-midi).
Une autre question : comment faire une fête "moderne", quand le dieu (le lieu) est mort, quand il est dans l’agonie de tous les dieux des hommes ? Mais c’est un faux départ pour la question : la fête commence toujours avec la mort du dieu à inventer (c’est là que les "modernes" se sont perdus, noyés, aveuglés par leur découverte, trop vite transformée en nouveauté). Un dieu singulier, un dieu dans la séparation. Quand les hommes se séparent, et que la chose arrive, commune alors pour qui regarde, si difficile à déchiffrer.
Perturbation du temps : le jour devient la nuit, quand la nuit est de lumière égale. Et d’autres se couchent quand ils se lèvent. Et ils se couchent, ils se croisent. Est-ce qu’il se lève, est-ce qu’il se couche ? Impossible de dire. Chaque heure devient la croisée d’une autre rencontre, d’autres chemins. Dans cette perturbation de tous les repères se dessine l’essentiel de ce que nous faisons, quand le le temps n’est commandé par aucun arrêt, au-delà des sanctions (le 11 juillet, après midi).
Il y a toujours le théâtre, dans la Servante, comme son personnage principal, ou son principe. Mais est-ce le théâtre dans le théâtre ? Je ne crois pas. C’est une autre affaire : le théâtre qui s’empare de trajets, de trajectoires de théâtre. C’est le théâtre qui embrase le théâtre du monde et de ses opérations, et qui finira bien par le faire douter, par lui démontrer qu’il est, lui, l’original. Même si Matamore ne cesse de planter ces petits tréteaux pour faire mentir la vérité, ce n’est pas le théâtre dans le théâtre. Cette figure rhétorique dirait que le théâtre peut être (devenir) la réalité. Or, dans la Servante, il ne s’agit pas de cela. Quatre garçons vivent une histoire que le théâtre ordonne et parce qu’ils la vivent, ils la racontent. C’est ce que leur dit la Servante, quand ils reviennent des quatre coins du monde : vous allez tout revivre maintenant, nous avons tout le temps de tout revivre. Et tout recommence à l’identique, dans la stricte identité du récit et de l’expérience.
Il faut revenir aussi sur l’affaire de la famille. La Servante est un démenti, un désaveu formel de la famille, de toutes les familles. Cette formule aussi risque d’être mal entendue. Il faut l’entendre pour ce qu’elle dit : la famille reproduit la vie, elle ne la crée pas. Elle n’invente rien - comme le système, comme le discours. La reproduction de la vie n’est jamais son invention, sa poésie, ou sa magie, parce qu’elle s’arrête toujours quelque part. Le système s’arrête, il bute toujours à un moment donné, inattendu et mensonger - parce qu’il prétend justement faire le tour et ne jamais s’arrêter. Tous les systèmes s’arrêtent sous le poids de leur imposture. Il est même des philosophes, trop incapables d’aller au bout (du système), qui établissent une "morale provisoire". On n’a même jamais vraiment dépassé ce stade, depuis Descartes : une morale sans morale qui se défait à mesure qu’elle s’énonce et se drape dans la raison pour donner forme à l’explication, à la totalité - un théâtre qui s’ignore, le plus dangereux des théâtre, celui qui engendre les tyrans, de Nürenberg à Moscou.. Une morale sûre d’elle-même (de rien, donc) qui régente le monde et les hommes. La Servante est une résistance à ce mensonge. Du coup, elle prête le flanc, fragile, aux aggressions de ceux qui doutent et n’aiment pas cela. Des gens disent : "Comment pouvez-vous faire la morale aux gens de cette façon ?" Et bien oui, pourquoi ne pas oser cette morale urgente et certainement pas provisoire : le rejet de tout ce qui nous a été donné et refusé, à commencer par nos pères ? Il n’y a pas vraiment de quoi être fier, aujourd’hui, de tout cela qu’ils ont fait pour nous. Il serait bien de donner de nouvelles choses à voir, hors de toute nostalgie, hors du ressassement.
Il y a aussi des gens qui disent : "Comment pouvez-vous montrer de cette façon la fascination pour le mal ?" Encore un effet de cette morale provisoire (que n’avait certainement pas Shakespeare, quand il faisait parler les royaumes et leur pourrissement). Au nom de quel interdit faudrait-il taire que les hommes ont le mal en eux, entre eux ? Et qu’ils le font, le désirent et le font à d’autres qui le subissent en silence ? Pourquoi faudrait-il le taire ? Olivier Py refuse de se taire. Il va même plus loin. Il dit que le geste de faire mal travaille les rapports entre les hommes et qu’il provoque le désir. Dans le Jeu du veuf, il y a une scène bouleversante de domination, où Verdun aime Etienne, par le seul effet de sa voix qui ordonne, qui lui donne le mal. Oui, les hommes font cela, avec toutes sortes de métonymies. Pourquoi le taire quand on prétend les faire parler ? Je ne vois qu’une seule raison à ces réticences : la croyance que le théâtre est modèle d’humanité, l’idée que les mots ordonnent ce qu’il faut penser et faire - une idée dont on est loin d’être sorti, quoi qu’on en dise. D’autres manières d’envisager le théâtre essaient de combattre cette idée, mais elles ont beaucoup de difficultés pour se faire entendre. Le théâtre a bien du mal à devenir le regard de l’homme.
Comment vivre avec le monstre qui vit en soi, comme une chimère, cette chimère que nous sommes, avec le mal qui nous a fait, que nous faisons, dont nous jouissons ? Habituellement, les chimères sont tuées dans les histoires. Est- ce vraiment la solution pour ne plus faire le mal ?
La grande découverte que j’ai faite depuis le départ de la Servante porte sur "ma" génération - la génération. Olivier disait, au départ, justement, : je parle de ma génération, pour la dignité de ma génération, qui est celle de tous ceux, quel que soit leur âge, qui vivent aujourd’hui. Il ne s’agit pas de l’âge, mais de la liberté de l’âge. Je me souviens de cette formule que dit le père à son fils, dans la Panoplie du squelette : "j’ai à veiller sur ma propre mort". Et puis à sa fille, cette autre (de mémoire) : "j’ai souffert de ne rien savoir de ta vie". Dans les deux cas, c’est la question ou la douleur de l’héritage (qui n’est pas forcément une souffrance - au contraire : elle ne peut pas l’être). L’épreuve, qui est celle de vivre aujpurd’hui, ne nous a pas été bien racontée. Il est urgent de la remettre sur le métier.
Conversation, ce soir, à table. Un acteur dit : "Je sors de la Servante départ, dans laquelle je ne joue pas. J’en sors tout retourné, parce que je me suis vu sortir des coulisses et du plateau pour regarder le spectacle que je joue." Au fond, il disait : je me suis vu me voyant - il y a toute la Servante dans ces mots. J’écris dans le bureau, sur le petit ordinateur. J’entends les retours, le chant de Marthe. A côté de moi, quelqu’un vient de se jeter sur le grand matelas de gymnastique orange pour dormir un peu.
Passage des sentinelles. Depuis quatre jours maintenant, il y a les acteurs, il y a l’équipe, les techniciens, ceux qui servent à manger, à toutes les heures, il y a les amis, il y a ceux que l’on connaît, il y a ceux qui viennent pour la première fois, ceux qui les ont emmenés, ceux qui ont entendu ceux qui parlaient - une chaîne d’initiations, un viatique à transmettre, qui prend du temps, qui demande de prendre le temps, tout le temps d’en parler. La Servante a besoin que l’on parle d’elle - pas d’elle, personne ne le fait, personne ne saurait, mais que l’on continue son histoire. Depuis quatre jours, des sentinelles se relaient, pour passer le message que l’on ne saura jamais. Qui continue.
Mais c’est quoi, le message, alors ? "Vous voyez ce que je veux dire..." Une histoire de regards qui se passent. Qui se passent de commentaires.
L’esprit de la fête, dans cette phrase sans appel :
Une question que j’ai entendue tout à l’heure : comment cela va-t-il finir ? Ou : comment cela va-t-il continuer, la Servante ? Une réponse, aussi, de Philippe : on va partir dans les villages avec la servante, avec la boîte à chaussures, le petit théâtre de treteaux de Matamore. Il ne faut plus courir après les édifices, c’est notre chance, continuer ce théâtre sans maison, et qui peut les rencontrer toutes (le 12 juillet, tout le long).
Il est à nouveau quatre heure du matin. Irina arrive sur son vélo. Bientôt, quand elle sortira de scène, nous basculerons tous de l’autre côté : la seconde moitié du chemin. "La dernière" (le 13 juillet, maintenant).
Il y a la rage de ceux qui n’ont pas réussi à juger et qui cherchaient le spectacle à embrasser du regard, d’un seul regard qui règle tout. A plusieurs reprises, j’ai vu des gens qui enrageaient. Un spectateur a même laissé un mot furieux sur le tableau de service du gymnase. Je ne me souviens plus de ce qu’il disait. Il parlait de la "prétention" d’Olivier Py. Il n’a pas tort, d’ailleurs. La Servante a des prétentions, de très grandes prétentions - ce qui n’est guère dans l’air du temps, il est vrai. On m’a raconté l’histoire de deux monsieurs respectables, très énervés. Ils jouaient les critiques d’art indignés, à la sortie du théâtre. Ils prenaient les gens à partie. Des spectateurs leur répondaient. Ils refaisaient, sans le savoir, une scène du Jeu du veuf - qu’ils ne verront pas et dont le théâtre est l’original, sans aucun doute, comme l’affirme le prétentieux Matamore (le 13 juillet, après un peu de sommeil).
Il est minuit vingt, les gens sortent de l’Architecte et la forêt. Ils descendent la rampe de béton qui mène au bar, "le Parloir vespéral". La pente provoque chez eux une marche joyeuse et décidée. Dans dix minutes, "Miss Knive" va chanter. Jean-Yves et Mathieu, les musiciens, se préparent sur la petite scène du parloir. Les gens attendent. Ils commencent à savoir que tous les soirs, la créature, "la rivale" - comme dit Olivier - a rendez-vous avec la nuit. Beaucoup se demandent qui est cette chanteuse, dont ils ont entendu parler, aux terrasses de café. J’ai entendu des gens parler de la Servante en intégrant directement Miss Knive dans le programme des spectacles. On murmure, de-ci de-là, que ses relations avec Olivier Py sont de plus en plus tendues. Une blague très sérieuse, cette Miss Knive, accueilie ce matin sur France Culture. Une apparition en forme d’allégorie (il y en a peu, aujourd’hui - un goût qui se perd) qui va droit au but, qui touche, quoi qu’on en pense. Une autre façon de tout redire, si légèrement. Et pas seulement. L’esprit de la fête, sans aucun doute, qui a gagné le lieu et tous ceux qui y passent ou y restent. Olivier me l’avait décrit, ce lieu, le parloir (il disait "crachoir", à cette époque), deux mois avant Avignon. Il disait exactement cela. Il disait qu’il fallait un lieu, un havre pour tous, ceux qui passent et ceux qui restent, un lieu pour manger, où la fête soit possible, à chaque instant, sans fermeture, quand tout se ferme, partout, y compris dans cette ville d’Avignon qui devient le fantôme d’elle-même, même plus hantée par rien du théâtre - et encore moins des hommes. Juste un air, irrespirable, de démissions et de regrets. Avec quelques ilôts encore survivants. Le "Woolloomoolloo", qui s’est allumé, il y a trois ans, dans les lampions d’un bal inventé, nuit après nuit - aujourd’hui machine à consommer sagement alignée sur ses contemporains. La Servante a entr’ouvert une brèche comme ça, le temps d’une semaine. Indice décisif : des gens rencontré chez un marchand de photocopies m’ont dit qu’il y avait un spectacle vraiment bien dans le "off", qui dure jour et nuit et qui s’appelle la Servante. Je n’ai pas démenti. J’ai compris plus tard mon silence. La Servante n’est pas dans le temps du festival, ni dans ses clivages. Elle fabrique un temps et un lieu qui n’existent plus dans les rues d’Avignon. Dans la ville, les spectacles sombrent dans un racollage de représentants pathétiques qui savent plus ce qu’ils représentent. Dans les lieux officiels, il n’y a plus guère de rencontres - rien n’est fait pour, sauf quand une "carte blanche" donne lieu au cabaret. La Servante, à sa manière, répond - le in du off, le off du in, pour faire une formule. La Servante est l’invention d’une fête, parce qu’elle est un théâtre séculier qui dicte sa règle, absolument et sans hésitation, entre l’instant et l’éternité (le 13 juillet).
Conversation sur Artaud : comment pouvons-nous hériter de ce qu’il a fait, un soir, au Vieux-Colombier ? Est-ce seulement possible ? L’héritage, encore une fois, le thème traversant de la Servante : comment hériter de nos pères ? Que nous ont-ils laissé qui nous donne le désir ? C’était déjà la hântise d’Antonin Artaud, qui se savait persécuté, dans tous les pores de sa peau, par tout ce dehors, par tout ce passé dont il ne voulait pas, dont il savait la honte rentrée, plus que les autres, ou plus douloureusement. Le soir de sa "conférence", il a essayé de dire quelque chose de cela, quelque chose de parfaitement indicible - et qu’il n’a pas dit, évidemment. Le théâtre essaie toujours cela, cette parole au bord de la parole (la nuit du 13 au 14 juillet, avec Bruno).
Il est trois heures du matin. Le Pain de Roméo a comencé. Pierre est dans la ville assiégée, il a rejoint la guerre, parce qu’il ne voulait pas prendre parti. Son arrivée et son départ dans la ville en guerre convoquent le théâtre, celui de Matamore et de ses acolytes, la clownesse Oh la la et le fou tiroir. Entretemps, entre ces deux actes de comédie sanglante, c’est le temps pour lui de comprendre que le théâtre n’empêchera pas la mort de venir, et de trancher. Entretemps, le théâtre fait relâche. Matamore arrive au bar, avec son maquillage de corsaire éternel. Il est rejoint par la clownesse Oh la la, qui choisit des chansons rigolotes pour l’appareil à musique du bar. Elle danse avec Olivier (à moins que ce ne soit Miss Knives) sur un vieux tube de disco. Le théâtre ne s’arrêtera jamais. En y réfléchissant bien, cette petite scène liminaire retrace tout l’esprit des "théâtres à l’italienne", avant qu’ils ne soient subordonnés au regard royal : un espace libre et unique, du hall aux loges du théâtre, avec une circulation sans contrainte, pour tous - on allait au théâtre, on y mangeait, on y dansait, avec toutes les rejouissances.
J’ai amenée une amie voir le Pain de Roméo. A la sortie, elle me redit la dernière réplique de la clownesse Oh la la au fou tiroir (de mémoire) : "Nous serons toujours faits pour les seconds rôles". Mon amie me dit : "c’est une des phrases les plus difficiles que l’on puisse dire sur un plateau de théâtre. Il faut être une sacrée actrice pour le dire comme elle l’a dit." En y repensant, je me rends compte que la Servante est pleine de ces phrases terribles qui deviennent autant d’épreuves définitives pour l’acteur. Et je comprends mieux la prouesse de ce projet : réunir sur le plateau 27 acteurs qui ne sont pas là pour servir une mise en scène, mais pour devenir sur la scène ce qu’ils sont déjà, là, sans y être déjà. Chaque acteur maintient ce qu’il est, sans se régler sur rien qui lui soit extérieur. Du coup, chaque acteur parle vraiment aux autres acteurs.
Hier soir, la ville de Srebrenica est tombée aux mais des Serbes. Pendant ce temps, nous étions en train de veiller. La Servante aussi. Pendant ce temps, une boucherie qui passe tous les mots se déroulait sur les routes de Bosnie, dans les cars, dans les gymnases de la région. Une chasse à l’homme - 14000 réfugiés à descendre comme des lapins. Je lis ce matin qu’un homme parqué avec quatre cent autres s’est "sauvé" en se cachant dans la mer des cadavres fusillés. J’ai envie de vomir. Je vois qu’Olivier est bouleversé. Nous nous regardons. Je vois dans son regard l’image que je lui renvoie. Dix minutes plus tard, il me dit que c’est insupportable, qu’il faut "faire" quelque chose (je m’oblige à mettre des guillemets à ce mot qui, dans nos bouches, depuis trois ans de carnage, n’arrive plus à dépasser l’acte symbolique). Hier soir, Mathias Langhoff n’a pas joué son Richard III. Nous voulons trouver une réponse, un écho à cet acte, sans prendre le public à partie, pour l’emmener avec nous, partager le deuil avec lui. Sans oublier la colère, qui lutte pour la vie. Une heure plus tard, Olivier propose de tracer une croix noire, un X, sur le décor de la Servante. Nous rédigeons un petit texte qui sera lu, désormais, avant chaque spectacle (le 14 juillet, onze heure du matin).
Je reporte le petit texte que nous avons lu, étroitement lié à la servante, mais le relisant maintenant, après la grève de la faim à la Cartoucherie, je suis sûr qu’il est au plus près de ce qui importe le plus au monde d’aujourd’hui :
Entre le camp des victimes et celui des salauds, il faudra trouver un troisième terme, parce que nous ne sommes pas dans le camp des victimes, et que nous refusons d’être du côté des salauds. Il y aura désormais une croix sur le décor de la servante. Noire. La croix d’un deuil. Là. Aujourd’hui nous sommes en Avignon et nous apprenons qu’une ville de plus tombe dans la guerre, dans le mensonge meurtrier de l’Europe : Srebrenica - un nom de plus dans le cimetière de nos espérances. La servante ne finira jamais, elle ne s’arrêtera pas aujourd’hui, ni demain. Elle ne s’arrêtera jamais de dire, avec cette croix, notre amitié et notre colère. La servante, toute la servante, voudrait partager avec vous ce deuil commun, cette lutte contre l’indignité - qui ne s’arrêtera jamais.
Une autre conversation avec Bruno, après le repas. La Servante travaille les limites : point-limite du théâtre et de l’homme. Elle est le point merveilleux, fascinant, où il montre le meilleur (mais peut aussi être le pire, parfois, me dit Bruno - le pire qui ne s’est pas produit). A aucun moment la folie, à aucun moment la rupture des liens, dans ce moment où tout est le théâtre, où le théâtre est tous les moments. Il y avait pourtant un risque immense dans ce voyage. Parce qu’il est toujours risqué de s’arrêter de rêver en s’arrêtant de dormir. Bruno me dit que cela devrait ne pas tenir, cette nuit qui ne finit pas, cette nuit de théâtre qui tient lieu de tous nos rêves. Cela devrait nous dévorer, brûler la forêt humaine. Comment vivre sans ces cachettes, ces replis rassurants du sommeil, sans les liens qui reviennent comme à neuf le matin et qui donnent encore une fois le courage de sortir au jour ? Et pourtant le feu n’a pas pris, il s’est apprivoisé, justement parce que le théâtre est devenu le rêve et la nuit de tous - un rêve de théâtre qui voit le jour et qui devient le jour. Donc, cela a pris. Nous ne savons pas vraiment comment ni pourquoi. Je ne vois qu’un mot qui me vient : la grâce, une croyance sans limite dans les hommes, qui dépasse les hommes - comme un dieu, un de ces dieux de nos mythes, démembré aux quatre coins de la terre. Démembré et fondateur. Le théâtre a toujours commencé avec ces histoires-là, avec ces dieux morts dont l’agonie permettait de fonder les villes et les théâtres. Le théâtre de notre temps ne nous a pas habitué à relater ce dieu dispersé, fou et poursuivi. Il a cru et voudrait nous faire croire que le dieu mort entraîne le sacré dans sa tombe. Comment vivre sans sacré ? (le 16 juillet, vers 15 heures, les dernières heures de la Servante).
Le record des quatres spectateurs du premier "jour" a été dépassé : une femme a accompagné trois fois la Servante. Trois tour de Servante. Elle ressemble à Rose, ou à l’autre servante du Christ, celle qui semble ne rien faire, mais qui fait tout, avec son regard. Sans lui, qu’est-ce qui pourrait prétendre exister ? (le 16 juillet, 17 heures).
Etrange comme le sommeil est une chose collective : habituellement, nous dormons parce que nous savons qu’il y a le sommeil des autres, qu’il y a quelque chose de commun en sommeil. Si alors nous veillons, c’est pour veiller sur ce qui s’arrête chez ceux qui dorment. Mais quand la veille devient commune, la servante de tous et avec tous, c’est tout le sommeil, le sommeil de tous les hommes qui s’interrompt. Et quand la veille est la veille du théâtre, il s’impose alors une pensée que l’on ne peut chasser : il se joue quelque chose, maintenant, sur le plateau du théâtre. C’est cette pensée, très vite obsédante, qui nous a tous assaillis pendant les sept jours de la Servante. C’est sans doute pour cette raison que toute l’équipe parlait sans cesse du sommeil, fragile, inquiété. Une manière de dire qu’à chaque minute que nous vivions, le théâtre continuait de vivre, avec nous. Impossible de s’en détacher, de ne pas y penser.
Petites questions au débotté, entendues ces dernières heures : comment sortir de la Servante ? Comment en finir, puisque cela ne finira jamais ? Avec quel deuil ? A moins que la servante, justement, ne soit elle-même un deuil. Lequel ? Celui de la mise en scène, peut-être. Quelle est la mise en scène de la Servante ? Où commence la mise en scène ? Où s’arrête-t-elle ? Un acteur me disait qu’il ne s’était jamais senti à ce point acteur, parce qu’il n’a pas été dirigé sur le plateau, mais délivré, livré à lui-même. Il disait que cette posture lui a permis de trouver, dans l’instant, ce qu’il n’aurait jamais soupçonné de lui-même (le 16 juillet, 23 heures).
Les décors peints qui recouvrent les murs en béton du parloir vespéral (un don du théâtre du Châtelet) sont de plus troués : chaque acteur qui sort de scène pour ne plus y remonter reçoit un carré de toile peinte, sous les applaudissements de l’équipe. Dans la découpe, Michèle écrit soigneusement le nom et le prénom de l’acteur - une manière de retrouver, malgré tout, le rituel de "dernière".
Nous voilà encore une fois attablés. La dernière. Pour le petit déjeuner, le dernier avant le départ. A peu près comme si de rien n’était. Chacun lutte contre les signes qui disent la fin. Déjà hier, le parloir vespéral fermé au public, barré de la grande grille métallique qui le ramenait déjà à sa fonction première de garage. Toutes les cinq minutes des gens se heurtaient à la grille fermé, étonnés, irrités, presque choqués de voir que tout s’arrête (le 17 juillet, vers midi).