Rien n’est vanité
Lettre ouverte aux acteurs, techniciens, administrateurs et spectateurs de la compagnie, 1998
Grand poème, long récit, vieilles légendes, apocalypses, testaments, confiteor, psalmodies, pourquoi cela ? Pourquoi un homme parle-t-il ? Le vivant est-il autre chose qu’une prise de parole, mesurer le prix de la parole, donner la parole à la parole ? Littérature, théâtre, un poing tendu, une Oeillade, c’est l’aventure fondamentale qui quelquefois réclame un outil de bois et quelquefois un outil de cuivre ; est-ce la faute du cuivre s’il s’éveille clairon ?
Toutes les autres questions ne sont que poudre sur la perruque des précieuses. L’homme qui parle vraiment ne parle jamais en son nom. Ce qu’il dit n’est jamais ce qu’il dit, mais son corps est le mot du discours réclamé. Les pupitres sont parfois grotesques mais la scansion de celui qui parle peut changer l’eau en vin. " Nous " n’est jamais dit par nous, c’est toujours un qui dit " nous " même lorsqu’il est chanté en chœur, la bouche qui prononce ce mot a besoin d’un tour de passe-passe, d’un exercice de haute voltige spirituelle. Un triple saut périlleux. Qu’un homme se lève et ose faire scandale à notre unicité, c’est bien ce que je veux, c’est bien ce que j’attends, moi, homme de la foule.
Et celui à qui je laisse dire ce " nous " qui me comprend, c’est mon bien-aimé, qu’il fasse de moi ce qu’il veut, je me laisse couler comme un noyé au fil de sa voix.
Je me souviens d’un jour, c’était à Blois, et je pestais comme à mon habitude, sur la construction délirante du lieu, les pendrillons qui ne cachaient rien, l’absence de lointain, j’étais rouge et furieux. Michel s’est avancé et m’a dit "nous en avons vu d’autres".
Et ce petit mot, ce nous inattendu m’a embrasé le coeur.
Il y avait donc un grimoire de nos anciennes tempêtes ! Notre nef des fous avait failli mettre sa quille à découvert, l’équipage avait chanté ses ultimes confiteor mais nous étions un nous. C’est la première fois que je l’ai entendu dire ce nous, avec tant d’évidence que sa force m’aide encore.
Je n’étais plus seul, comprenez-vous ? Peut-être pour la première fois je n’étais plus seul à porter l’édifice inexact et timide de mon imaginaire, nous allions ensemble tenter de montrer au monde que la réalité crasse n’est que l’ombre du Vrai, ce Vrai pressenti et goûté par avance en toute discrétion réfugiée dans nos désirs.
Les larmes coulaient, parce que j’étais devenu un homme de théâtre et que l’artisan était vu dans la précarité de son geste, reconnu par ses compagnons, qui n’en diraient pas plus mais n’en pensaient pas moins. Mon salut a commencé là.
Que par cette lettre je puisse faire le merci que je n’oserai pas de vive voix, que j’oserai difficilement en présence de ceux que j’aime, mes alliés, acteurs, techniciens, administrateurs et spectateurs à qui je dois l’apparition de ma vérité.
Mes tendres amis, vous le savez, il m’arrive de prendre des accents solennels, j’aime cette solennité qui est un jeu, cette voix qui sonne exagérée, ce style obsolète pour dire, pudeur intempestive, ce que je n’oserais dire avec des mots de tous les jours.
Laissez mon coeur se voiler dans la littérature.
J’ai à vous dire un merci. Je le voudrais, ce merci, fait d’un acier très fin, qu’il n’aiguillonne pas seulement l’écorce de votre masque mais qu’il entre en vous à la manière d’une écharde et épingle votre âme comme un papillon universel.
En ces jours d’adoubement tutélaire et de responsabilités nouvelles et périlleuses, il est indispensable que je dise encore, car au fond je ne dis que ça, ce qui fait de moi votre céleste débiteur, il faut que je le dise pour m’assurer de ne le perdre pas dans les petits honneurs où l’on me verra sans doute pavoiser. C’est simple, j’ai cherché Dieu, et je l’ai trouvé en vous.
Le théâtre sait des choses que nous ne savons plus, coulées quelque part dans les veines du bois, il faut frotter la lampe et le génie réapparaît. C’est à cela qu’est destinée la semelle de l’acteur, elle polit un miracle, ce miracle est l’apparition du possible, le possible est un être, un génie, une chimère, un Ariel courbatu, ou bien encore une sorte de vieillard infernal, vieux dégoûtant à la lippe brillante, bouc puant qui vendrait le plus grand poème pour une plaisanterie de fin de repas, et qui pourtant, parfois a dans les yeux l’éclair d’une jeunesse qui manque à la jeunesse.
Le possible que nous ne voyons plus à force de vie prévue, le possible dans toute son indécente fraîcheur, c’est le théâtre qui le sait. Le théâtre est la proue de cette caravelle aimantée par ce qui n’est pas encore.
De vous, de vous et de chacun à sa manière je sais que Dieu n’est pas ailleurs, je sais qu’il n’est rien de plus sacré que notre effort, je sais que dans l’effort de l’homme pour montrer à l’homme ce que l’homme refuse de voir de l’homme, il n’est pas de vanité. Tous les coups sont permis mais encore faut-il y engager sa vie, et de chacun de vous, je le sais, c’est si beau que cela me fait peur, chacun de vous n’a vie que sur les planches. Chacun de vous s’est déjà entièrement brûlé à cette malédiction, vous n’êtes rien quand vous n’êtes pas sur le bois, vous êtes errants et idiots et vides, car pour vous tout se joue, tout se rejoue, l’ancien combat, ici. Hors d’ici, il n’y a rien que l’obscure attente, le lundi de relâche qui est comme un samedi saint, sans liturgie, nuit de la nuit, apnée de la mémoire.
Rien n’est plus sacré que notre travail en commun. Je le présumais mais je ne pensais pas même dans mes rêves d’enfant les plus fous que cela me serait à ce point prouvé. Pouvais-je rêver cela ? Qui l’oserait ? Le mont Athos et tous les monastères haut perchés, toutes les lointaines quêtes, se sont affadis quand je nous ai vus chercher ensemble. Le travail humain ! Non, rien n’est vanité, rien n’est plus immortel que le travail de mes frères. Car dans ce travail, chacun est en travail avec lui-même, chacun apporte la part de son combat avec l’ange, tous ces combats ne sont plus ombres chinoises, mais gestes amicaux, enivrement de l’accolade, fouillis d’ailes embrasées, enivrées exagérément mise en friche !
Alors, que nous importe le blâme ou l’éloge ?
C’est une grande victoire de dire cela, c’est une vie entière qui est déjà remplie par cela, vous avez confirmé une folle intuition, l’intuition que le monde que je portais clandestinement était le vrai monde.
Mon travail est de partager ma victoire. La vie s’ouvre aux premières feuilles de ma couronne. Et pourtant, dire cela est terrifiant, ma victoire, le mot même de victoire qui l’oserait encore dans l’allégeance systématique de notre culture au nihilisme coquet. Obscène, inavouable, écoeurante, farouche, doit être cette profession de joie. Qu’elle soit reçue pour ce qu’elle est, un scandale.
Oui, je pourrais parler de déchéance, combien de marins perdus en mer ? Et la mort de mes compagnons les plus proches et l’enfermement des plus purs dans des prisons qu’ils ont bâties faute d’abris. Mais toujours cet éclair !
Je ne voudrais pas cela si je ne le voulais que pour moi.
N’en déplaise aux imbéciles, aux aveugles, aux envieux, n’en déplaise aux incrédules, le théâtre ne nous intéresse que dans la mesure où il fait immerger l’absolument humain. L’absolument humain nous enivre, l’absolument humain est le vin de notre fête.
Mais qu’est-ce que c’est, cela, l’absolument humain. C’est ce que nous pouvons révéler et enluminer encore.
Etre un homme dans la foule, ensorcelé d’être un homme parmi d’autres, dans la foule, que désirer de plus, c’est déjà une cérémonie parlante. Un homme dans la foule avec l’échec, l’écoeurement, la colère, l’échec qui ne met pas en échec la gloire de l’impossible combat, l’écoeurement qui n’écoeure pas le coeur même des actes simples, la colère qui ne tue pas la fureur d’être là, tout cela ne vaut-il pas la peine d’être rappelé comme déjà une victoire.
L’absolument humain, c’est de pianoter malgré soi le numéro de téléphone de sa grand-mère qui est morte il y a des années.
Le théâtre est un miracle qui ne réveille les morts qu’à sa manière, les salamalecs sont dits en vain sur le cadavre, et en vain les gestes votifs ne réveillent pas la petite fille morte. Le corps est là, il ne se relèvera pas pour saluer, mais une chose est sauvée à force de simulacre, la mort n’emporte que ce à quoi elle a droit elle n’entraîne pas avec elle l’irréductible victoire. Le veuf fait mine d’être vaincu, il sourit pour lui-même aux funérailles exagérées, le requiem qui chante la vie malgré lui.
Le théâtre, comme tous les autres arts (parfois je me demande si j’aime vraiment la musique) comme tous les autres arts quand ils ne désignent qu’eux-mêmes, entre dans l’abjection pure.
L’art pour l’art est un crime impuni. Je méprise tout ce qui n’est pas assoiffé de fait humain, tout ce qui ne cherche pas l’homme, tout ce qui ne déshabille pas l’atroce notabilité fut-elle culturelle, surtout culturelle, pour atteindre au nu, à l’écorché : cette douleur et cette joie qui sont même exclamation.
Qualités littéraires, prouesses dramatiques, arabesques iconophages, vous ne valez que des clous ! Mais clous avec lesquels parfois l’homme est montré dans son écartèlement, avec lesquels il est bon parfois de crucifier le fait humain, pour qu’il soit vu dans son horreur et sa beauté.
N’en déplaise aux imbéciles, aux bénis non-non, aux bigots de la laïcité, je ne suis venu ici que pour le Christ, et le Christ c’était nous attablés autour du travail et dans l’espoir que notre ronde s’élargisse.