Benoît Vincent | Kilomètre zéro



Sur le parvis de l’hôtel particulier qui abrite le cabinet ministériel, il ne pousse qu’une seule plante. Probablement arrachée régulièrement, cette plante offre ses feuilles tendres au soleil de mai.


C’est une plantule de Conyza canadensis, la Vergerette du Canada, une plante d’origine américaine introduite en France au XVIIe siècle (première attestation à Blois en 1655, à peu près au moment où l’hôtel à été érigé). Aujourd’hui cosmopolite, cette espèce est pionnière (elle affectionne les milieux nus), mésophile et nitrophile (elle affectionne les sols ni trop secs ni trop humides et riches en nutriments). Elle est considérée comme une espèce envahissante, c’est-à-dire une espèce exotique pouvant mettre en danger les espèces ou les habitats autochtones.


Une seule espèce, invasive de surcroît, représentée par un seul pied, l’inventaire botanique est rapide. Je fume une cigarette dans le froid du printemps tardif. Quelques personnes vont et viennent. On suppose que la Ministre, qui pourtant nous a fait l’honneur de nous accueillir ne se laissera pas voir (« un agenda perturbé ») à notre nième rencontre interpartenariales, regroupant les six sphères d’acteurs que sont l’État, les collectivités, les territoires constitués (comme les Parcs, les Pays), les entreprises, les syndicats et les ONG (dont nous sommes, donc). Je roule ma cigarette sur le parvis, je note mentalement l’inventaire botanique. J’en ai un peu assez, je suis las. J’ai le sentiment d’avoir terminé ma tâche. Une tâche débutée dix ans plus tôt lors de rencontres avec les quatre maires de minuscules communes rurales méridionales : Vesc, Teyssières, Montjoux et Roche Saint Secret-Béconne, respectivement 284, 81, 322 et 363 âmes, communes dont la la densité moyenne est de moins de 10 habitants au km2. Je suis à présent boulevard Saint-Germain, et la densité de Paris est de plus de 20000 habitants au km2.


Dix années de déplacements (et d’errances), de discussions (et de palabres), de rencontres dans les cadres les plus variés jusqu’à cette espèce d’absolution, ici, au Ministère. Dix années à porter les valeurs (les croyances), les méthodes (le blabla) et l’histoire d’un projet associatif à l’interface entre un territoire et ses habitants.


Une dame me demande du feu ; à sa démarche, à sa langue, à son accoutrement, je mesure la distance qui sépare le pouvoir le plus haut du terroir où j’ai crû. Et, stimulé peut-être par cette espèce de fonds de givre qui nous traverse en bandes excentriques, alimenté par le relatif mouvement des cerbères que j’aperçois dans leur sas à l’entrée de l’hôtel, je traverse aussi à grandes enjambées ce territoire que je suis venu donner en pâture à ce simulacre de réunion, vacillant sous le poids de sa souveraineté.



Non, je ne suis pas amer. Si je suis las, c’est aussi à cause de la fatigue qui s’est déjà accumulée ce jour, du train que j’ai pris ce matin à 5h45 — il convient de se lever avant 4h. Il est presque midi, et nous allons manger. Nous allons manger des produits biologiques dans des coupelles de plastique, sur les parquets marquetés et sous les lustres scintillants. Manger des produits locaux et responsables, nos appareils truffés de mouchards et de métaux rares en main, et vêtus de nos habits fabriqués par des enfants.


Oui, en somme, je pourrais résumer mon parcours à un apprentissage du pouvoir, du pouvoir comme notion et comme réalité, depuis le pouvoir du moindre conseiller municipal jusqu’à la « tête » de l’État. Pouvoir des dirigeants associatifs, pouvoir des propriétaires fonciers, pouvoir des nantis, pouvoir des nouveaux riches, pouvoir des vieilles familles, pouvoir de la terre, pouvoir du vin, pouvoir du sang.


Pouvoir de l’expert, pouvoir du secrétaire de mairie, pouvoir des éléments de langage.


La petite vergerette est tenace. Elle sera fauchée encore et encore par un concierge ou un garde du corps, elle sera souillée par un chien, elle sera piétinée par la Ministre ou une attachée de la Ministre, ou un Secrétaire d’État ou un adjoint au secrétaire d’État, ou par l’un des agents responsables de l’entretien, ou par l’un des agents responsables de la sécurité, ou par l’un des cuisiniers, ou par l’un de ces traiteurs biologiques, ou même par l’un ou l’une d’entre nous, trop occupé(e) tout à coup à répondre au téléphone, à attraper un train ou à retrouver celle ou celui avec qui partager son temps de loisir.


Mais elle reviendra, elle reviendra encore et encore — n’est-elle pas plus ancienne que l’érection de cet hôtel ? Que l’érection de ce bordel ?


Effectivement la Ministre n’est pas venue à notre rencontre — nous ne l’en blâmons pas. Personnellement je ne suis pas déçu, je tiens à le préciser. Je ne suis déçu ni de son absence, ni de ma présence en ces lieux, ni du relatif peu d’impact que nos actions associatives, voire citoyennes, d’éducation populaire auront eu sur le monde. Je n’ai jamais vécu mon travail comme un échec et, sans l’abandon (un peu naïf peut-être, aveugle, oui) à l’espèce de foi qui nous anime tous (on ne peut douter de la bonté de cette foi), je ne crois pas que j’aurais pu continuer un instant.


Car, dans ces domaines — on aura compris qu’il s’agit d’environnement — une corde, une petite et frêle corde vibre encore, je crois, en chacun de nous : l’illusion que ce que nous faisons est bon pour le monde, les générations futures, et l’univers intersidéral.


La petite vergerette est têtue. Personne ici ne veut d’elle — elle est qualifiée d’envahissante. Cette petite plante, encore juvénile (mais assassinée tellement de fois, elle est comme immortelle !), se trouve là, devant le parvis, avec cette seule ambition : envahir l’État français.


Pouvoir de la science : ce médiocre et fragile représentant d’une espèce plus ancienne que la fondation de l’État français (plus ancienne que l’espèce humaine), on lui confère une ambition — c’est-à-dire une fonction, on la considère comme un agent négatif, on l’a qualifiée (ou disqualifiée). Ce pourrait être une espèce rare (mais non). Ce pourrait être une espèce menacée (mais non). Ce pourrait être une espèce protégée (mais non). Elle est une espèce invasive.


Ces qualifications assignent à résidence. Ils sont tous les mêmes. Ces mots, en réalité, désignent un territoire. C’est ce territoire qu’on va parcourir ici. Ce territoire balisé, hérissé de panneaux et d’indications, replet de données et de statistiques, couvert de patronymes, et gras d’histoire, c’est le territoire du langage. C’est-à-dire le territoire de l’homme c’est-à-dire le territoire du langage. C’est-à-dire le pouvoir.


C’est-à-dire la mainmise.


*



Quelques jours après, je suis de retour en Provence. Je travaille sur des bilans d’activité dans une petite pièce qu’on m’a prêtée, chez des amis. J’apprends par la radio que la Ministre a été limogée.


La Ministre aura quitté l’hôtel et la plante était encore là.


Benoît Vincent


Benoît Vincent est botaniste et auteur. En 2015, il publie Farigoule Bastard aux éditions du Nouvel Attila. Il est membre actif du Général Instin et coanime la revue en ligne Hors-Sol. Son site :www.amboilati.org.

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16 novembre 2013
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