Benoît Vincent | Réforme
Le problème cardinal (si j’ose dire) est inhérent au territoire lui-même. Défini par sa frontière, cet objet est autocontradictoire. A la manière des déictiques de la linguistique, le territoire n’existe qu’une fois actualisé. On pourrait dire : il n’est que ce qu’il n’est pas. La France n’est pas l’Italie ou l’Allemagne, et la Corse n’est ni la Sardaigne, ni la région Provence-Alpes-Côte-d’Azur. Le découpage territorial est toujours un assemblage de frontières.
L’interrogation relève ainsi d’une question identitaire : la mêmeté de reconnaissance de l’appartenance du voisin à son groupe ou non se fonde sur quels repères objectifs ? En d’autres termes, quel type de frontière doit-on retenir ? Est-ce une frontière géographique naturelle ? une frontière socio-culturelle ? ou une frontière totalement arbitraire ?
On constate que, historiquement, les trois modalités ont pu se mélanger.
« Chez moi », la Drôme est séparée de l’Ardèche par le Rhône ; l’Enclave des Papes est rattachée au Vaucluse sur la foi d’une antique division historique (le …˜Comtat Venaissin’) ; le nord de l’Ardèche et de la Drôme appartiennent à une aire éco-culturelle différente de celle qui englobe les suds des mêmes, avec le Vaucluse, Enclave des Papes comprise, le nord du Gard, etc., qu’on pourrait dénommer « Méditerranée non littorale ».
Comment pourrait-il en être autrement ? Il y a tant d’histoire commune et tant d’accidents, il y a temps de discours depuis des siècles, depuis des millénaires, sur toute ces aires de commerces et de guerres !
On pourrait convenir, grossièrement, que les héritages socio-historiques sont conditionnés par les déplacements et les locations, et que par conséquent ils dépendent directement des reliefs et cours d’eau (qui sont les frontières naturelles). C’est en partie vrai. On pourrait également convenir que, si l’on souhaite valoriser l’aspect politique (au sens du vivre-ensemble et de ses règles institutionnelles), et en accord avec l’esprit de la Révolution française, moins il y a de racine, de racinement qui soit autre qu’abstrait, au regard de la tradition, de la famille, de la religion et même de la langue, mieux c’est (ou plus équitable c’est [1]).
Quel est donc le territoire juste ? Il n’est pas aisé de répondre à la question. D’autant que ces considérations nationales concernent la nation, de fait, mais qu’en est-il à l’intérieur d’une même nation ?
En France, les fameuses trente-six mille sept cents communes et les cent-un départements sont les premiers infraterritoires organisés (par l’État, ou plus justement par la Constitution). Ces derniers trouvent leur identité spatiale dans un jeu habile mêlant nature, tradition et arbitraire. Leurs noms dérivent de repères géographiques, cours d’eau pour la grande majorité, massifs montagneux, massifs forestiers.
Puis ont été créées les régions, enfin les communautés de communes. Ces dernières ont essayé de correspondre aux cantons, pas toujours avec succès. Les premières n’ont pas été créées par le PS dans les années 80, mais en 1960 ; leur statut est précisé en 1972 puis en 1982.
Dans tous les cas, si la commune et le département sont des unités territoriales administratives d’inspiration politique, la communauté de communes et la région sont des collectivités d’inspiration économique. C’est très différent : le maire ou le conseiller général représentent non seulement l’Etat, mais tous les citoyens au-travers de la Nation. Le conseiller régional, lui, ne représente que la région, organe par ailleurs plébiscité par l’UE, qui n’est pas souveraine et donc strictement non légitime.
Il faudrait donc inspirer ces collectivités d’aménagement que sont les régions d’un souffle politique, que les citoyens votent et les élus se sentent représentants. Comme on en est loin, la foire aux délires est lancée et chacun peut y aller de sa petite réforme traditionnelle.
Jean-Paul m’a dit : « Et si on divisait le pays en six grandes régions, les six grandes régions des Agences de l’eau » (carte 1). Cette agence (établissement public à caractère administratif ou EPA) dépendant des Ministères de l’Ecologie et des Finances [2]) se répartit sur le territoire national au gré des districts hydrographiques c’est-à-dire des grands bassins versants des six grands fleuves [3], le bassin versant étant défini par le cours d’eau et les pentes qui recueillent les pluies qui le nourrissent ; c’est donc un modèle géographique naturel).
Cet ensemble naturel montre de grandes régions qui bouleversent nos représentations administratives (qui bien que récentes, sont bien ancrées dans notre imaginaire territorial). Ce pourrait être une solution, mais on constate la difficulté de choisir une capitale à ces ensemble (l’AE, misant sur la “déconcentration” implante ses sièges parfois dans de toute petites cités) (tableau 1).
Ce pourrait-être un premier découpage de grande régions, s’il fallait de grandes régions. Mais faut-il de grandes régions ?
« Chez moi », une partie de l’Ardèche serait ainsi rattachée au bassin de la Loire, et y glisserait inexorablement depuis le Mont Gerbier des Joncs. Tout le reste serait par contre solidement ancré au Rhône, et par là à la Méditerranée (et la Provence, donc le Vaucluse, et même l’Enclave des Papes).
Comme l’Emilie-Romagne par le Pô, Tchérnobyl par le Dniepr, les Soudans par les Nils, la Forêt Noire par le Danube, la Cisjordanie par le Jourdain.
D’autres divisions sont encore à penser, celles qui viendraient d’une analyse fine des territoires. La carte phytogéographique de France de Philippe Julve 1998 présente un découpage écologique du territoire, fondé sur les séries de végétations [4] (carte 2).
Le découpage proposé [5], précisé dans le texte, sectorise plus finement le territoire (tableau 2a).
On imagine les dégâts causés par de tels regroupements, pourtant tout à fait écologiques.
On aboutit à sept grandes régions géographiques, dont on pourra encore discuter de la capitale (tableau 2b).
Si Marseille est bien en Provence, si l’Aquitaine et la Bretagne résistent aisément, c’est plus compliqué pour d’autres régions ; Lyon se retrouve en Bourgogne et Paris dans le Nord [6] !
« Chez moi », on est à cheval entre le supraméditerranéen, le mésoméditerranéen, ce qui présente l’avantage de résoudre le problème dauphinois (exclu), et relègue encore une fois l’Ardèche (du moins le “plateau”, pas le fleuve, ni les gorges) à l’ouest — le climat Ardéchois étant essentiellement atlantique — tout en nous rattachant à la Haute-Provence et même la Provence (Enclave comprise).
Le terme “supraméditerranéen” recouvre plus un continuum qu’un véritable étage ; il est parfois décrit comme « ni trop doux, ni trop froid, ni trop humide », en opposition aux climats méso-méditerranéens, collinéens et montagnards.
On est à la frontière entre les séries du Pin d’Alep et du Chêne Vert, et celles du Pin sylvestre et du Chêne pubescent. Mais c’est précisément qu’on est à la frontière qu’on est des deux côtés à la fois. D’après Julve, le Genêt cendré, le Genêt de Villars (déjà cités ici), le Tabouret précoce (endémique à mon pays même), le Cotoneaster du Dauphiné (cher à Luc Garraud) en sont de bonnes différentielles.
Un autre découpage possible est celui, strictement culturel on l’espère, qui se fonde sur la langue. Si l’on se fonde sur les cartes des patois et/ou dialectes de notre pays, on obtiendrait des régions peut-être plus justes encore (carte 3 et tableau 3). Langue d’Oïl, langue d’Oc, Basque.
« Chez moi », on dit non seulement serpillère et pain au chocolat, mais encore burle, fan de chichourle, bader, tian, pétarelle et baruler, raquer son repas et foumouger les cochons, enquiller et empéguer, et coucourde, taberlo, fenestrou, estanco, et maï et zou.
Mais il est vrai qu’alors on partage la plupart avec la Provence (et même l’Enclave des Papes) et même aussi avec l’Ardèche, qu’on récupère, pour le coup.
Il paraît que gavot dont il est question sur la carte correspond au fameux vivaro-alpin, le dialecte qu’on essayait de sauver péniblement dans de laborieux cours au collège. Le mot indique aussi une espèce de semi-montagnard mal dégrossi.
De toutes ces dystopies, aucune n’est satisfaisante. Pas facile de conserver à la fois des logiques historiques et culturelles, des cohérences de proportions.
« Chez moi », tout cela se résout en deux ou trois ou quatre départements, deux ou trois régions, deux pays, un parc naturel régional et une foultitude d’autres “EPCI”. De sorte que personne n’est content. Ardèche, Gard, Vaucluse, Drôme, Hautes-Alpes, Alpes de Haute-Provence, c’est ça « chez moi », de par mes origines familiales, de par la culture héritée du paysage, du sol, du climat, et tant pis pour les autres, et ne venez pas me parler de capitales ici.
Pas de Valence, de Privas, de Nîmes, Dignes ou Avignon. Les centres sont partout et leur territoire nulle part.
Ne règnent en silence que l’Aphyllanthe (de Montpellier), la Stéhéline (douteuse), la Badasse, le Thym et la Lavande. Petites plantes bleues, grises et blanches.
A partir de mon expérience, l’expérience dont je traite ici (les connaissances étant tout aussi partielles que partiales, je le répète), et à partir de ces différentes lectures cartographiées du territoire (tout aussi orientées, si j’ose dire, que fausses, comme toute interprétation et traduction), voici la carte de France de ma réforme territoriale (tableau 4).
Aujourd’hui j’ai moi-même traversé une frontière. « Chez moi », c’est ailleurs, et de l’autre côté.
Mon territoire s’est par conséquent agrandi, car chaque faîte franchi équivaut à l’annexion du nouveau territoire au territoire initial.
Se déplacer c’est habiter aussi, et habiter c’est posséder. La guerre est au cœur de toute question de territoire.
La guerre est le terroir du territoire.
Benoît Vincent est botaniste et auteur. En 2012, il publie Genove, villes épuisées, né de séjours prolongés dans la ville de Gênes en Italie. Il est membre actif du Général Instin et coanime la revue en ligne Hors-Sol. Son site :www.amboilati.org.
Benoit Vincent sur remue.net
[1] La nation est un corps abstrait, qui ne se réclame ni de la langue, ni du groupe constitué par le sang (de la famille à l’ethnie), ni de règles venues d’ailleurs (d’avant ou d’en haut, par la coutume ou la religion), mais alors dans ce cas, quelle frontière adopter ? Et que devient une frontière qui n’a aucun ancrage géo-socio-culturel ? Si le droit du sol prévaut encore sur le droit du sang, c’est bien grâce au concept abstrait de nation — concept qu’on abandonne aux partis traditionalistes, réactionnaires et nationaliste est un terme péjoratif. Mais la nation, à son origine, est proprement un concept révolutionnaire.
J’avais été frappé d’entendre l’un des responsables de l’Union Africaine dire qu’il était hors de question de toucher aux frontières des états issus de la colonisation — alors que ceux-ci regroupent de manière aberrantes des ethnies différentes.
Évidemment, si un peuple (une société) a l’impression d’être divisé, alors la frontière est mal posée. Et c’est encore plus évident dans le cas de l’impérialisme ou de l’invasion.
[2] Ce qui permet au passage d’en faire un petit comptoir bancaire pour l’Etat.
[3] Meuse et Sambre ont été associés au Rhin.
[4] Et plus exactement sur les synusies (c’est-à-dire pour aller vite, aux conditions édaphiques et climatiques qui favorisent tel système de végétations, jusqu’au climax). Cf. Julve, 1998 : http://philippe.julve.pagesperso-orange.fr/carte.htm
[5] A noter que toute la région méditerranéenne appartient au sous-empire téthyen ; tous les autres appartiennent au sous-empire laurasien ; ces deux sous-empires appartiennent à l’empire holactirque.
[6] Mais peut-être faudrait-il exclure d’ailleurs Paris — et d’ailleurs aussi Lyon — de tout processus territorial ; la nouvelle réforme semble aller dans ce sens, qui assimile — sans consultation — la métropole à une partie du département et au Grand Lyon, laissant — sans nouvelle élection — les représentants en place.